Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
1. DES LENTILLES ET DU CHOU
Ils vont me tuer. Cette fois, ils vont me tuer. Ils sont deux. Tuez-moi, bordel ! Une balle dans la nuque. Quatre jambes. Une seule balle. Je ne résisterai pas.
La clé fouille. Un plat de lentilles. Je ne vois pas son visage, son corps non plus. Où est l’autre ? Il doit avoir son flingue. Pas même garnies. Elles sentent le savon. Au moins, ils font la vaisselle.
Je m’offre. Une seule balle.
Il me tourne le dos. Il ferme la porte de la geôle. Son comparse n’est pas entré. À moins que… Il s’est fait microscopique. Il s’est glissé dans une lentille pour me sonder. Il m’espionne depuis l’estomac, le foie ou le cerveau. C’est ça, le cerveau ! Non, il se ferait repérer ; un cerveau c’est très attentif. Il doit se cacher dans le foie. J’ai toujours été sensible du foie.
J’arriverai peut-être à le décapiter avec les dents. Mastique consciencieusement, Iñaki ! Si tu le coinces, ça en fera un de moins. Combien sont-ils ? Je n’en suis pas sûr. Je ne suis plus sûr de rien. Ressaisis-toi ! Ils sont au moins quatre. Oui, j’y suis. Quatre. Ils se relaient. Une équipe de jour et une équipe de nuit.
Les ingénieurs privilégiaient le double shift. Soulagement de la machine. Les financiers, le triple tour de vis. Amortir la machine. Les ressources humaines souhaitaient s’en tenir à un seul. Prendre soin de ceux qui sustentent la machine. J’ai choisi le moyen terme. Soulagement et amortissement de la machine. Je sens ses plaintes, ses soupirs. Elle est repartie pour ses infatigables rotations. J’entends le cliquetis monotone de ses dents.
Quelque chose craque dans ma bouche. La tête de l’espion, sans doute. Une pierre. Distrait, le cuisinier.
À quoi bon ? Je suis dans une usine. Ils se foutent de moi. Le jour doit s’être levé. À moins qu’ils aient adopté les flux tendus, la coulée continue. Après tout, ce sont eux qui ont le mieux assimilé le capitalisme. L’obsession devient complicité. Le jour doit s’être levé. Ils ne veulent pas attirer l’attention. On ne travaille pas de nuit dans le coin. Mais pourquoi me servent-ils des lentilles maintenant ? Il est sans doute l’heure de manger. Ça explique les grincements de la machine. Combien de temps la parenthèse s’est-elle ouverte ? J’ai dormi. Combien d’heures ? Je t’avais dit de compter, Iñaki. La machine. On ne peut se fier aux machines. Elles dépendent des hommes. Les lents à droite, les rapides à gauche. Un peu d’ordre dans ce putain de pays ! Plus personne ne respecte autrui.
La bouffe, ça oui ! Régularité. Deux fois par jour. Hier, pour autant que ce fût hier, ils m’ont servi du chou et des lentilles. Avant-hier, des lentilles et du chou. Régularité. Combien de kilos de lentilles ai-je ingurgités ? Cent vingt-trois jours, si je ne me trompe. Comment me tromperais-je ? Deux cents quarante-six repas. Attention, certains jours, ils négligent l’essentiel. Souvenir d’un compagnon tombé au champ d’honneur.
Des envahisseurs, un martyr. Une victime de l’impérialisme étranger. Ils ne passeront pas ! Ils passeront sur vos cadavres, avec leurs chars d’assaut. Ils vous écraseront de leur inflexible logique. Mon peuple. Des chiens sans maître.
Ces lentilles puent la mort. Combien en a-t-il refroidis ? Non, les cuisiniers ne tirent pas. Ce sont de simples intendants. Il a dû cacher l’espion.
De l’ordre. Mettre de l’ordre dans mes idées. Marche, Iñaki, marche un peu ! Physique élémentaire. Ne pas perdre la raison. Quelle raison ? Quelle raison justifie la désolation ? En avant la raison ! Un deux trois, un petit pas en avant, María, un deux trois, un petit pas en arrière.
Un, deux, trois virgule quatre-vingt-six mètres de long. Je les ai comptés. Pouce par pouce. Six cents quinze kilomètres. Garder la cadence. Cinq kilomètres par jour. Mille deux cent cinquante longueurs. Je laisse les centimètres pour la banque. Sept cent soixante mille foulées. Un aller-retour Bilbao-Vitoria en passant par Saint-Sébastien. Une belle trotte. Le salut de l’esprit.
Se promener sur les collines. À vos côtés. Sentir la morsure du vent sur les tempes, la joyeuse étincelle d’une eau sans entrave.
« Tu viens avec nous Olga ? Je veux dire, avec Bakun. Le chien a besoin d’exercice ».
Le soleil se fraie un chemin entre deux nuages cotonneux. Tu es fourbue. Tes jambes te pèsent mais tu es heureuse. Tu chantes les horizons qu’ouvre cette terre généreuse. Je m’agenouille. Une plante que je n’avais jamais vue. Nous nous asseyons sur deux roches dodues. Cette terre est la nôtre, celle de nos ancêtres. Elle a vu passer des centaines de générations et sa beauté demeure intacte. L’humidité suinte de ses pores. La rivière chantonne ses vers ingénus, cajole les piliers du pont centenaire et disparaît au détour d’un saule. Tu poses la tête sur mon épaule. Un oiseau trace une esquisse à la cime d’un chêne. Il est temps de rentrer.
Demain, nous irons à la plage. La baie reflétera le bleu de ton âme. Tu te prélasseras dans le sable. Tu ne m’accompagneras pas jusqu’à la plateforme. Je veillerai sur chacun de tes pas. Je calmerai les vagues. J’effacerai le vent. J’embrasserai ton nombril. Je te sécherai avec la serviette en coton. Nous nous promènerons dans les rues, choyés par les façades indulgentes. Nous achèterons une glace à l’Italien, moustache frisée, yeux plissés, paroles débridées. Naples lui manque. Ses blagues te feront rire, tout comme sa préciosité et son insouciance. Nous marcherons sous le regard méfiant de ceux qui ne nous connaissent pas. Quel couple ! Un vieux chnoque et une pouliche indomptée. Son père, peut-être ? Nous marcherons sans nous occuper d’eux. Nous marcherons toute l’après-midi. Je ne compterai ni les dalles, ni les carrefours, ni les feux. Tu ne t’effraieras pas lorsque nous croiserons le gardien de la rébellion, avec sa matraque en caoutchouc et son mépris. Qui croit-il impressionner ? Nous poursuivrons notre chemin sans même le regarder. Nous marcherons jusqu’à nous enivrer d’asphalte et de briques. Je n’égrènerai pas le temps. Je tairai mon inquiétude.
Ils m’ont à nouveau menacé. Je ne t’ai rien dit pour ne pas t’angoisser. Ne compte pas sur moi, je ne céderai pas.
Je ne compte plus. Le mur silencieux avale la ligne verte, grise, bleue, rouge, selon le moment. Il avale ma substance. À quoi sert le silence ? Le magicien s’élève lentement, sans ciller. Il atteint l’équilibre. La baleine se love dans les profondeurs. Elle ne veut rien savoir. Elle refuse d’entendre nos doléances, de partager notre souffrance. Elle attend le plongeur pour percer le secret de sa survie. Entre-temps, elle danse et se moque de notre comédie. Elle ne viendra pas me libérer.
Je ne veux plus marcher. Je ne peux plus. J’entends les vers ronger la voûte. Cathédrale dérisoire. Un mètre quatre-vingt. Ils l’ont fait exprès. Ils avaient pris mes mesures. Ils m’obligent à courber l’échine, m’empêchent de me tenir droit. Ils savent tout de moi, même pour les trous dans mes chaussettes marron que je ne porte jamais parce que je déteste le marron. Ils ont des espions partout. Des yeux rouges, verts et blancs. Les couleurs ne leur appartiennent pas. Les couleurs n’appartiennent à personne.
Les vers progressent lentement, persévérants et appliqués. Une nuit, quelle nuit ? Nul jour ici, il n’y a que des nuits, l’obscurité. Une nuit, alors que je rêverai… Quel rêve ? Je ne projette que des cauchemars. Une nuit, ils accompliront leur mission. Ils me tomberont sur le crâne. Ils y plongeront leurs griffes et dévoreront la matière grise. Grise, si grise.
Les couleurs sont à tout le monde. Les couleurs sont à Dieu. Je n’ai jamais cru en Dieu.
Ils me sortiront par les orbites, le nez, la bouche. Ils me déchireront les tympans. Ils s’écouleront par les oreilles, le long du cou.
Ils les ont conçus pour que je perde la tête. Mais ils se trompent. J’ai plus de ressources qu’ils le pensent.
Commencer par la tête, toujours par la tête, même lorsqu’il s’agit du corps, surtout lorsqu’il s’agit du corps. Mon meilleur allié, mon seul allié contre leurs assauts. Ils frappent à l’âme. Le corps répond. Le corps a ses lois, ses armes, ses raisons. La tête doit les entendre. La tête dirige. La tête se rend.
Commencer par la tête, toujours par la tête. De haut en bas. La faire tourner autour de l’axe formé par le tronc et le cou, lentement. Clac, clac, clac. Les vertèbres regimbent. Trop raide le cou. Trop rigide la transmission entre le commandement et les troupes. Le pont se rebiffe. Retrouver de la souplesse et de la fluidité. Les fluides, le fluide vital. L’air. Il me manque tellement. Le peu qu’ils m’en ont laissé est lourd et vicié. Je n’ai pas d’autre choix. Respirer, profondément. Extraire chaque molécule réparatrice.
Maintenant les mains. Les étendre et les serrer, avec vigueur. Déployer les doigts. Raviver la circulation. Toutes les fibres s’activent, s’étirent, s’arc-boutent. La chaleur remonte le long des bras, puis se fracasse contre les épaules.
Les épaules. Un nœud. La tanière des crispations quotidiennes. Un barrage infranchissable. Faire sauter le verrou. Les mouvements du nageur. Je dois m’agenouiller. Ils l’ont fait exprès. Mais ils me sous-estiment. L’intelligence du corps. S’adapter aux circonstances, même dans l’adversité, surtout dans l’adversité. Vers l’avant, vers l’arrière, un bras, puis l’autre, puis les deux. Clac, clac, clac. Les mêmes velléités arthritiques auxquelles s’ajoute un désagréable échauffement des muscles. Vingt moulinets de plus, et les muscles s’embrasent. Ils crient vengeance. Offense de la négligence. La tête a pris le dessus. La tête s’est arrogé le monopole en oubliant que son bien-être, sa survie, dépend de ceux qu’elle veut soumettre.
Assouplir mais raffermir. La force. Il me faut de la force. La force d’un bras qui ne tremble ni n’hésite. Face contre terre. Relever le menton, fier et décidé. Pousser, retenir, amortir, pousser tout le corps, l’arracher à l’appel pesant de la terre, amortir, retenir. Pousser. Le libérer de l'attraction. Encore et encore. Les biceps frémissent, mordent, hurlent, puis demandent grâce. À peine quinze pompes. Le cœur dans la bouche, prêt à se déverser sur le sol ingrat de ma cellule. J’aurais dû vous écouter. Quelques efforts et de la discipline au lieu de ce laisser-aller et cette complaisance. À quoi bon ? Il sera toujours temps. Le temps est venu. Le temps est aujourd’hui mon seul bien. J’ai le temps. Je n’ai que le temps, mes pensées, et le contrôle, mais pas vraiment la maîtrise, de mon corps.
La force. La forteresse. Le centre de gravité de notre univers. Le centre de notre gravité. Le nombril et sa garde rapprochée. La relique de notre appartenance et sa cuirasse. Face contre terre, en appui sur les coudes et la pointe des pieds. Le corps aligné sur une corde tendue. Tenir. Tenir le plus longtemps possible. Résister à tout prix à la tentation du confort et du repos. Continuer de lutter sans relâche, ni compromis. C’est le prix de la survie. Soixante-huit, soixante-neuf, soixante-dix. Dix secondes de plus qu’hier. Mon corps retrouve ses marques.
Repousser les limites. Descendre vers les racines. Le trait d’union avec la terre. Nous sommes des plantigrades. Nous reposons sur nos pieds. Je n’arrive plus à les toucher. Se laisser aller vers le bas, doucement, obstinément. La gravité fera le reste. Non, ça ne suffit pas. Le dos renâcle, grince, piaffe. Assis, si souvent assis. Le creux des genoux passé au broyeur. Insister. Laisser les doigts gagner du terrain sur les tibias, sur les chevilles. Se rapprocher du sol. Et relâcher avant qu’il soit trop tard.
Revenir à la force, aux fondations, à l’assise. Le dos au mur. Le dos contre le mur. Je suis une chaise. Mes jambes sont les pieds et le siège. Personne d’autre que moi pour s’y asseoir et pourtant toutes les peines du monde à tenir la posture. La douleur de supporter son propre poids. Elle devient bientôt intolérable. Les cuisses hennissent. Elles désarçonnent le cavalier. Effondrement sans gloire. Je n’en peux plus. J’ai fait mieux qu’hier. Je crois. Je ne sais plus. La poitrine en feu, le cœur en débandade. Boum, boum, boum, un, deux, trois, un, deux, trois, sans rythme ni tempo. Il prend la clé des champs.
Un, deux, trois, un, deux, trois. Ta nervosité était palpable. Tu étais venue avec ton homme, un intellectuel, sérieux, droit comme un i, austère et appliqué. Tu t’emmerdais avec lui. « Changement de partenaire », avait-on crié. Il te laissait enfin échapper à son étreinte désespérée. Il s’est retrouvé avec la moche grassouillette qui n’aurait jamais dû mettre de jupe. Tu transpirais. J’étais venu seul. J’ai bu d’un trait l’absinthe de tes yeux.
« Prendre des cours de salsa ? À ton âge ? Laisse-moi rire, Iñaki. Et de tango ? Vas-y, amuse-toi. Tu me raconteras ».
Un deux trois un deux trois. Ce n’était pas si difficile. Les hanches, tu oublies les hanches. Pas d’importance. Nous avons conversé un moment. Il se méfiait. Les gamins voient des ennemis dans un sourire. Ils ont raison. Tout est imposture, envie d’aventure. Il a arraché ses racines pour voir si le sol brillait. Il ne dansait pas dans ses yeux. Pure imposture. Décalage entre les lèvres et les gestes. « On se voit demain ? ». Bien sûr, ma belle. Changement de partenaire.
Un deux trois un deux trois. Rotations compulsives. Pourquoi diable ont-ils choisi une machine si bruyante ? Ça doit être un vieux modèle. Ils veulent qu’elle m’use. Ils se fourvoient. J’ai des alliés. Ils me sous-estiment.
2. CHIEN DE FUSIL
Les premières notes de la Symphonie Concertante me rendent à la conscience de ta présence. Tu entrouvres paresseusement les paupières. Je plonge une main dans ton écheveau doré. L’autre musarde sur le refuge de notre enfant.
- Quelle heure est-il ?
- Huit heures.
Je ne me lève plus aux aurores. J’ai des choses plus importantes à faire.
- Tu ne vas pas à l’usine ?
- Je ne suis pas pressé. J’ai un agenda très peu chargé. À peine un déjeuner d’affaires.
- Où vas-tu ?
- Reste tranquille, je reviens tout de suite.
Je coupe quatre oranges en deux. Le pain grésille dans le toasteur de Mondragón. Une généreuse couche de beurre et de confiture de framboise. J’ai abandonné le café et les œufs. Le plomb n’est pas ce qui convient le mieux au foie. Tu m’as convaincu. Je me sens beaucoup mieux, plus frais, plus vigoureux.
Tu t’es redressée, le dos calé par un savant montage de coussins. J’ouvre les rideaux. Un jour merveilleux se dessine. Tu t’étires, souris, dévore les toasts des yeux, me flattes la nuque. « J’aime les hommes attentionnés ».
Rondeur. Les toutes premières rondeurs se dessinent. Oh, c’est à peine perceptible. Tes épaules. Tes seins. Ton ventre. Un début de dune, une vaguelette sur une mer étale par vent doux. Julén y nage, ravi par tant de délices. Il sera joyeux et serein. Il sera fort et aura du caractère. « Dépêche-toi, Iñaki ! Tu ne vas pas passer la journée à admirer mon ventre. »
Et pourquoi pas ? Que pourrait-il y avoir de plus important que contempler la vie ? La perspective d’un contrat avec des fabricants d’ordinateurs personnels ? Une ligne de plus dans un carnet de commandes. Mikel Zabalata et Txetxu Iturmendi, de la société HardRare. Emballer la coqueluche en devenir des laptops ultra fins, ultra légers, ultra performants, ultra concurrentiels. Un lunch au Basakatu. Une négociation propre sur soi, tu dis cent en entrée, je dis soixante en disséquant mon turbot, tu dis quatre-vingt-dix en tranchant un nerf récalcitrant – le Basakatu n’est plus ce qu’il était – je dis soixante-dix en crevant la carapace caramélisée de mon péché mignon, le café nous fige à quatre-vingt-trois, parce qu’il faut laisser au perdant la faiblesse de croire qu’il a gagné, le pousse-café scelle définitivement l’accord, jusqu’au prochain épisode, mais alors c’est moi qui invite, non, je vous en prie, n’en faites rien, si, si j’insiste. Qui régale régule.
Admirer ton ventre, toute la journée. Si ce n’était la gêne que mon extase finirait par susciter…
S’arracher au bonheur. Ajuster le nœud d’une cravate bleue et or sur fond d’azur discret. S’assurer de l’aménité du sourire, de la fermeté du regard, de la respectabilité des rides.
- Oh là là, la grande classe ! Elle porte quoi comme parfum ton affaire, au juste ?
- Ma louve ! Tu m’excites quand tu montres les crocs.
- Allez, sauve-toi avant que je ne t’étripe !
Défendre les dernières gouttes de ta salive fruitée – je l’ai adulée dès le premier contact – contre les assauts âcres des hydrocarbures mal ventilés – il faut que j’en touche un mot à Txiki. La porte du garage grince – il faut que j’en touche un mot à Txiki. L’interrupteur réfractaire – il faut que j’en touche… « Là, doucement, pas de faux mouvement, ni de cri ! Tu voudrais pas qu’il arrive une bricole à ta femme et à ton môme, pas vrai ? ». Une bouche ronde et froide s’est posée dans le creux de ma nuque. Une autre se dresse, impérieuse, au bout d’un poing ganté, au bout d’un bras tendu à l’horizontale, au bout d’une cagoule qui laisse à peine filtrer un regard menaçant et déterminé. « Nous avons besoin de ta caisse. Tu viens avec nous, juste le temps qu’y faut, dès fois que tu voudrais appeler les poulets. Fais exactement ce qu’on te dit et tout se passera bien ». Olga ! Julén ! Ne pas bouger, ne rien faire qui puisse les mettre en danger. Obéir sans condition. Gagner du temps. « Donne-nous les clés de ta tire ! Pour sûr, une belle tire, c’est pour ça qu’on t’a choisi, t’as du pot. T’inquiète, tout ira bien si t’es sage ». Les deux canons, vigiles intraitables, soulignent le propos des intrus. Il n’y a qu’une seule issue. Un bâillon, un bandeau sur les yeux, des entraves aux poignets et aux chevilles. Le coffre s’ouvre. « L’avantage des grosses bagnoles, c’est qu’y a toute la place pour les bagages. Tu vas pas regretter ton achat ». « Mollo, gaffe à la tête ! Ce serait con de te blesser ». Ils m’assoient sur le rebord du coffre puis me font basculer. En chien de fusil. « Tu vas sentir une petite piquouze dans le bras mais rien de bien méchant pour un dur comme toi. Ça va te décontracter un max. Faudrait tout de même pas que tu nous fasses une crise de panique pendant le voyage ».
Le moteur rugit. Trop violent. Jamais je ne le traiterais de la sorte. Olga va se douter de quelque chose. J’espère qu’elle s’est rendormie. Les tours diminuent. Le jockey prend la mesure de sa monture. Le moteur ronronne doucement. La douleur au bras s’estompe. Ils n’y sont pas allés de main morte. La porte du garage s’ébroue. Les pneumatiques glissent sur les dalles, foulent le gravier de l’allée, franchissent la grille métallique pour déboucher sur la chaussée. Je respire. Olga ne s’est rendu compte de rien. Je respire mal. J’étouffe sous mon bâillon. Mes narines ne suffisent pas à laisser passer tout l’air que mon corps réclame. Le sang me cogne furieusement les tempes. Nous nous arrêtons, pour aussitôt bifurquer sur la gauche : le stop de San Roke. Nouvel arrêt. Le deuxième stop de San Roke. Nouveau virage à gauche. Nous prenons de la vitesse. Les méandres de Lazkano, j’en suis sûr. Nous allons déboucher sur Lugaritz. Mes muscles se détendent. Ce n’est pas pour me déplaire. J’y suis. Nous allons nous éclipser par Tolosa. À moins que… et s’ils avaient pris à droite… Mes membres s’engourdissent… Oui… maintenant que j’y pense. Ils ont pu tourner sur Pio Baroja… Dans ce cas… c’est du pareil au même, on tombera toujours sur Tolosa. Bizarre tout de même… ma tête s’alourdit… trop sinueux pour être Tolosa, nous n’avons peut-être jamais quitté Lugaritz… Donc, ça… voudrait dire… que… je m’enfonce irrémédiablement… nous nous…
***
Nous roulons toujours, mais plus dans le même véhicule. Le coffre est plus petit, le tapis de sol plus rugueux, les amortisseurs plus lâches. Le moteur râle au lieu de ronronner. Combien de temps me suis-je endormi ? Où sommes-nous ? Il est maintenant clair qu’ils m’ont menti. Ce n’est pas ma Saab qu’ils lorgnaient. Ils ont dû l’abandonner quelque part et profiter de mon sommeil forcé pour me transférer, à l’abri des regards, dans une voiture moins reconnaissable.
J’ai la bouche pâteuse et envie de vomir. Effets secondaires de ce qu’ils m’ont injecté ? Ah, ils avaient bien préparé leur coup ! Ils savaient que mon alarme antivol ne couvrait – à quoi bon ? – pas le garage. Quel meilleur endroit pour me prendre en otage ? Ils savaient qu’un homme résolu pouvait aisément se frayer un passage dans la barrière végétale hissée au fond du jardin et longer les haies, à l’insu de tous, jusqu’à la porte extérieure du garage dont la serrure est assurément un jeu d’enfants pour des professionnels. Ça sent le coup préparé avec minutie. Des spécialistes de l’enlèvement… Iñaki, cesse de nier l’évidence ! Tu lis la chronique d’un rapt annoncé. Ils t’avaient pourtant prévenu.
Un geignement de freins interrompt mes conjectures. La voiture s’immobilise, redémarre doucement, une manœuvre d’approche ou d’arrimage, s’arrête, définitivement. Le moteur se tait. « Allez, on sort de là ! ». Quatre mains m’empoignent et me rendent à une verticalité chancelante et nauséeuse. On me désentrave les chevilles. Deux hommes m’encadrent pour me guider et m’empêcher de m’étaler. À en juger par l’écho de nos pas sur le sol – dalles ou béton – l’odeur de renfermé, la densité poussiéreuse et l’intensité lumineuse, nous nous trouvons dans un hangar.
J’entends le crissement d’une porte, le crissement d’un objet pesant que l’on déplace, le crissement de mes dents. On me fait descendre un escalier. Une vague d’humidité me prend d’assaut. Une porte se ferme. On m’assoit sur une chaise. La même porte s’ouvre. Elle se referme. Ils m’abandonnent. Combien de temps ? Un quart d’heure ? Une demi-heure ? Impossible à évaluer.
J’entends la lente et obsessive lamentation d’une machine. Je suis probablement dans une usine. La porte s’ouvre. Un homme approche. Il sent la sueur aigre. Il me soulage de ma montre, m’enlève le bâillon et le bandeau. Les yeux me brûlent.
Voilà mon point de chute. Il fait moins de deux mètres de haut et pas même dix mètres carrés. Un matelas ridicule à même le sol, une petite table et son unique chaise, deux seaux, une ampoule suspendue, un cube insalubre et sur l’un des murs, en brique, une affiche usée, une reproduction du Guernica de Picasso : une profession de foi sans concession, l’Histoire nous scrute, soyons à sa hauteur, peuple basque, sèche tes larmes, lève la tête, bats-toi pour ton honneur et lave l’affront ! Ils n’omettent aucun détail. J’ai envie de gerber.
Le cagoulé s’en va sans rien dire. J’ai toujours les mains liées derrière le dos. Olga ne doit pas encore être au courant. Elle m’attend en fin d’après-midi. À l’usine non plus. Pourquoi devraient-ils s’inquiéter ?
Deux cagoulés entrent. Je ne verrai plus le moindre visage jusqu’à ce que je sorte de ce trou. L’un des deux hommes s’accroupit à mes côtés, un journal du jour à la main. « Tu vas faire la une de tous les quotidiens du pays. Et en plus tu feras la publicité d’Egin. Ce sera ta première contribution à la cause ». L’autre etarra, je n’ai plus le moindre doute quant à leur filiation, empoigne un appareil photo. Le flash me laisse groggy pendant quelques secondes. « Sois sage ! ». Ils sortent.
Le plus grand des deux revient quelques instants plus tard. Il me libère les mains. « Tu pisses et tu chies dans ce seau. Tu recouvres le tout avec la sciure qui est dans ce sac et tu refermes le couvercle si tu veux pas mourir intoxiqué. Pour te laver, c’est l’autre seau et la bassine qui est sur la table. Tu vides l’eau sale dans le siphon ». Il me donne du savon, un gant de toilette, une serviette, un rouleau de papier-chiotte recyclé et s’en va.
La douleur me martèle le crâne. Bientôt Olga l’apprendra. J’espère qu’elle ne sera pas seule pour encaisser le coup. Oui, je crois qu’Isabel lui rend visite cet après-midi. Ou alors sa mère. C’est une femme sensée, capable d’un sang-froid hors du commun. Elle saura apaiser sa fille. J’espère qu’il n’arrivera rien à notre bébé. Je connais des femmes qui ont fait une fausse couche pour moins que ça.
Pas Olga. Elle est forte. Elle est pétrie de courage. Elle est convaincue que les choses finissent toujours par s’arranger. Elle saura faire face.
Iker supportera moins bien le choc. Il est fragile psychiquement. Patrizia pleurera et trouvera le réconfort nécessaire dans les bras de son poète maudit. Au moins, mes parents sont-ils déjà partis en paix. Quant à Isabel, ma pauvre sœur, elle ne s’en rendra même pas compte. Cette saloperie d’Alzheimer aura au moins servi à quelque chose.
Je me lève. Je palpe les murs à la recherche d’une possible lézarde. Ils sont solides. Je tente de défoncer la porte à coups d’épaule. Un garde-chiourme entre. « T’as besoin de quelque chose ? ». Je me rassieds sur la chaise. Combien peuvent-ils demander pour moi ? Cent millions ? Deux cents ? Ils devront vendre des actifs. Qui assumera cette responsabilité ? Je ne vois personne au comité de direction capable de prendre une telle décision. Peut-être ai-je été trop autocratique ?
Qui sait s’ils veulent de l’argent ? Ils ont peut-être l’intention d’exiger un échange de prisonniers : l’homme d’affaires contre un prisonnier politique. Si c’est le cas, mes chances de sortir indemne de ce trou sont minces. Le gouvernement ne cédera pas. Nous autres les citoyens sans charge politique devons comprendre les raisons de l’État même si nous ne les partageons pas. C’est un tribut à la guerre. Personne ne peut prétendre à l’immunité totale.
***
Le plus grand des ravisseurs fait son entrée avec une assiette fumante. Ça sent les lentilles. Il dépose l’assiette sur la table.
- Ah, avant que j’oublie, ta brosse à dents, un tube de dentifrice et un gobelet. Tu utilises ce bidon, c’est ta réserve d’eau potable. Et évite de bouffer le dentifrice, ça te foutrait l’estomac en l’air.
- S’il vous plaît, dites-moi pourquoi je suis ici. Qu’attendez-vous de moi ?
- Chaque chose en son temps, répond le maton avant de fermer la porte.
Ils ne parleront pas. Ils ne diront rien. Ça doit faire partie du jeu. En fin de compte, ils sont en guerre, non ? Eh bien moi aussi je suis en guerre. Ils veulent m’affaiblir, me faire plier, me faire perdre la tête, m’obliger à implorer leur pardon. Ils se fourvoient. Je ne suis pas de ceux qui se rendent sans combattre. Je continuerai de vivre comme si de rien n’était. C’est la meilleure alternative. Mon horizon physique s’est réduit à ce sarcophage mais je suis beaucoup plus grand que ça. Je continuerai de vivre.
***
Prendre la cadence. Combler les carences. Les lentilles remontent au créneau. Je n’ai pas très faim. On mange quand il n’y a plus d’autre solution mais moi je pense m’échapper d’ici au plus vite. Manger c’est reconnaître que j’en ai pour un bout de temps dans cette tombe. Le reconnaître c’est perdre la première bataille. Je vais un peu marcher pour trouver une solution. Trois mètres quatre-vingt-six centimètres. Quatre foulées.
***
Je devrai manger ces lentilles même si je refuse ma nouvelle condition. Il faut écouter le corps.
***
Quelle heure peut-il être ? Aux alentours de trois heures. Les repas scanderont les jours. Ils ne m’ont pas laissé de quoi écrire. Comment garder une trace du temps qui passe ? Il vaudrait peut-être mieux que je ne le fasse pas. J’ai déjà dédaigné le stratagème. Pendant mon service militaire. À l’époque, j’étais conscient du dangerque je courais : compter les jours aurait rendu l’attente insupportable. Certes, mais je connaissais alors l’échéance de mon calvaire. Aujourd’hui, je ne sais rien. Il estpréférable que je balise mon univers.
Nous sommes le treize. Chance ou malchance. Ça ne m’avance pas à grand-chose. Nous devons être en Espagne, quelque part au Pays Basque. Je suis dans une cellule d’environ dix mètres carrés. Je suis enfermé et sans la moindre perspective de m’échapper à moins d’être capable de prendre le dessus sur mes factionnaires à l’aide d’une fourchette en plastique et d’une chaise. Ma cage se trouve sous un objet extrêmement lourd, une machine de dimensions respectables, dans une usine, vraisemblablement. Je n’ai personne à qui parler. Je ne sais pas pourquoi on m’a enlevé mais je suis sûr qu’on ne me relâchera qu’en échange de quelque chose ou de quelqu’un. Autrement dit, je suis dans la merde la plus noire.