Cinq pieds sous terre

Roman

Orian Barthélemy

© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF


 

3. CLAIR-OBSCUR


Là, derrière la porte, dans le couloir qui conduisait du salon aux chambres, elle se cachait, voleuse d’enfants, inspectrice de la Phalange, monstre aux crocs acérés, la lueur du malin dans les yeux. Je le savais. J’avançais à l’aveuglette, effrayé, le souffle court, prêt au sursaut, malgré la répétition. Elle hurlait, démon de pacotille. Un coup sec et court dans le silence de la peur. Elle profitait de son âge, elle n’était pas ma sœur aînée pour rien, de son initiation au secret des adultes ; elle n’avait plus besoin de laisser la lumière pour s’endormir.

Ils la coupent quand ça leur chante. Ils décident du rythme, souverains absolus. Ils allument. Ils éteignent. Ils allument. Ils éteignent. Pauvre et triste ampoule suspendue au plafond. Unique témoin de ma déchéance. Compagne muette de mes rêves éveillés.

Un œuf par jour. Les poules dans leurs cages étroites. Un trou pour le cul. Un œuf par jour. Ils ont accéléré le tempo. Les lois de la productivité. Pour qu’ils soient meilleur marché. Tant pis pour la folie. Des poules, il y en a plein. Il suffit de remplacer les déficientes.

Heureusement qu’il y a les repas. Rompre le schéma. Marquer le pas. Effacer toute référence. Sans prévenir. Ne rendre de compte à personne. Détruire la fragile frontière entre le jour et la nuit, la lumière et les ténèbres, le blanc et le noir. J’ai plus de ressources qu’ils le pensent. La bête est morte depuis cette nuit-là.

Perdu, un long chemin devant moi. Le murmure étouffant des pins indifférents. Ils ne m’indiqueraient pas la sortie. Le va-et-vient d’une colonie de fourmis m’avait distrait. Une organisation parfaite. Circulation sans heurt des files ordonnées. J’avais mis le feu à leur repaire pour voir leur réaction. D’abord la panique. Les caravanes se sont égaillées. Les plus grosses, le service de sécurité sans doute, sont sorties. L’évacuation a commencé. La fumée envahissait les galeries les plus éloignées. L’ordre s’est rétabli. Fuir, mais dans la discipline. Je n’ai pas cette possibilité.

J’ai oublié l’heure, le dîner, de la morue à la sauce tomate et des patates. Ils me cherchaient partout. « Il est encore immature ». J’ai relevé la tête quand l’obscurité avait pris possession de la forêt, quand toutes les nuances s’étaient diluées dans une masse molle et morne, entre le gris, le vert et le noir. « Lorsque la roue tourne, elles disparaissent toutes et le blanc émerge ». Miracle optique. Magie de la création. Quelqu’un avait actionné la roue. Il ne me restait que l’instinct, le vague souvenir d’un rocher, d’un sentier pelé.

Ils jouent avec le néant, une fois de plus. Enfin, la dichotomie leur suffit. Lumière blanche, cage noire. Quand ça leur chante.

Vous m’attendiez, morts de trouille, rouges de colère. J’ai vaincu l’ennemi. J’ai eu droit à une belle engueulade, une belle embrassade. « Mon chéri ! Nous pensions que quelque chose de grave t’était arrivé ». Tu as levé la main, ébauche de torgnole qui s’est perdue dans la gorge. J’ai vaincu dans la sérénité. J’avançais à pas de géant vers le monde des affranchis. Je n’avais plus besoin d’une porte entrouverte pour sentir sa présence.

Une présence. Ils ne me parlent jamais. Éviter tout contact qui contrarie la mission. Ils allument et éteignent l’ampoule pour me signifier qu’ils continuent de contrôler ma destinée. Absence totale de couleurs. Ils pensent me faire perdre pied. J’ai toujours su apprécier la richesse du noir et blanc, déchiffrer ses modulations. Il y a de la couleur là où on ne la voit pas.

Ils coupent le jour. Jour artificiel. Blanc cru, sans chaleur. Ils croient me faire perdre pied. Je me moque de leurs trucs ridicules. Ils exhument les spectres décomposés de mes anciennes terreurs. En vain.

Ils ont consacré le noir. Des actes sans auteur. L’abri de l’anonymat. L’obscurité est un masque. Ils y assument leur rôle plus confortablement. Les assassins portent toujours un masque. Rejeter toute responsabilité. Des tueries sans nom propre. Ensuite, ils ôtent le maquillage, savourent une bière, plaisantent, pensent à leurs femmes, leurs fiancées, leurs amies, leurs coups de trique. Puis, ils recommencent à tuer. Les monstres du corridor. Ils ne meurent jamais, que les pins soient couchés ou debout. Ils m’observent par l’œilleton. Ils vont à nouveau essayer de m’effrayer, mais ils échoueront. Je suis sorti de la forêt et personne ne me perdra plus.

La nuit est mienne. Je l’ai apprivoisée à dix-sept ans. Nous avions trouvé le macchabée dans une caisse en carton. Le corps était froid. Il ne pouvait en être autrement avec cette neige qui dévorait les trottoirs. Un destin tracé à jets de sang. Tout fut écrit le jour où ils le chassèrent. On le voyait souvent assis sur un banc de la place ressassant le souvenir de ses meurtrissures. Il avait les cheveux sales, la barbe sale, le visage sale et boursouflé par la boisson. Le vin ne sert à rien quand mord le froid. Nous lui avons recouvert le visage. Nous n’avons pas appelé la police. Il était trop tard. Personne ne réclamerait son âme.

Je l’ai apprivoisée. Elle souriait exagérément. On ne remarquait pas ses rides mais bien son haleine chargée : ail et eau-de-vie. Elle ne prenait pas cher, la vioque. Nous avions à peine dix-sept ans.

Les masques, ceux du gouvernement les portent aussi quand on les sollicite pour une opération urgente et dangereuse. Protéger leur vie privée, leurs proches. Ils tuent et ils rentrent chez eux. Ce sont peut-être les mêmes ? Qui sait ? La mort ne s’encombre pas de noms. C’est manger qui l’intéresse : des blancs, des noirs, des jaunes, des hommes, des femmes, des enfants.

Je m’appelle Iñaki et elle ne me tient pas encore même si elle essaie de me le faire croire. Je n’ai pas peur du noir. L’obscurité, c’est le repos, un moment de récupération, le pendant idéal du blanc. Ils l’ont su avant nous. Ils connaissent les lois éternelles : deux pôles, deux énergies qui se complètent, qui ne pourraient vivre l’une sans l’autre. Il suffit de l’accepter dès le début. Ils s’habillent de blanc, leur dernière heure passée. Ils ont raison. La mort n’est pas noire. Elle est blanche. Je l’ai vue. Elle est blanche et asphyxiante. Intrusion du néant dans chaque cellule. Elle écrase tranquillement le corps, sûre d’arriver à ses fins. Je lui ai dit que non, qu’elle devrait attendre. Ils m’ont frappé jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Ils ont rattrapé la vie qui fuyait par ces plaies que l’inexpérience autorise. J’étais si jeune. Mais je l’ai vue s’approcher. Elle était blanche, douce, majestueuse mais implacable. Je lui ai dit non, avec l’aide de ceux qui m’aimaient.

Lui aussi s’est retrouvé face à la mort mais il n’a pu s’y soustraire. Il avait vingt-deux ans. Plutôt jeune pour s’éteindre. Il l’avait attrapée dans un lit, dans les bras d’une inconnue. Il était saoul. La boisson l’amollissait et lui faisait ignorer les plus élémentaires précautions. Il l’a perdue dans un cocon de soie. Il n’avait jamais pu résister à l’appel de la soie mais il détestait le latex. Ça se paie très cher de nos jours, au comptant ou à terme, mais très cher. Arturo, mon filleul si attachant. Il ne pouvait se résigner à une vie sans jouissance. Il préférait mourir que vivre sans elle. Il a fini par tuer, malgré lui. La femme qu’il désirait le plus, celle dont il avait toujours rêvé, pour autant qu’il fût capable de s’en souvenir. Il avait trahi l’amour, par lâcheté. Il s’est repenti. Trop tard. Un meurtrier. Il n’est plus grand péché. Il lui restait quelques années. Il n’a pas pris congé. Nous n’avons pas su l’en dissuader. Il s’est jeté par la fenêtre. Elle est morte quelques mois plus tard, dans des souffrances inventées par un sadique sans pitié.

Le jour revient. Un jour artificiel, blanc, cruel, sans chaleur. Ils veulent me faire perdre la tête. Ils s’égarent.

-        Je portais un badge sur la poitrine avec mon prénom écrit dessus.

-        Non, ce n’était pas ton prénom ; il y était écrit María ».

-        C’est vrai ! Mais ça fait des années de ça ! Comment t’en souviens-tu ? 

Ma mémoire est un puits abyssal où reposent toutes mes sensations. Je peux vous dire la couleur du tablier que je portais pour aller à l’école, la marque de la voiture qui nous a dépassés sur l’autoroute d’Irun le jour où nous sommes allés voir la famille de l’autre côté de la frontière, la couleur des yeux de la première fille que j’ai embrassée, le nom de la rue où j’ai perdu le sac de billes de mon ami Mateo, le son que produisait la bague du professeur de mathématiques lorsqu’il frôlait le radiateur pour nous distraire pendant les exercices, l’odeur de ses aisselles pendant l’amour, le bruit de la mitraillette qui crachait ses balles alors que nous rampions dans la boue.

Une balle dans la nuque. Ils devront me tuer eux-mêmes. Je ne me laisserai pas mourir. J’ai de la mémoire. Au-delà de l’ampoule, je vois le soleil filtrer à travers les murs.

Il fait très chaud dans le grenier où je me suis retiré pour avaler les notes d’un vinyle de Chuck Berry déniché dans une arrière-boutique louche.

-        Incroyable, tu l’as trouvé où ?

-        Chez Iñigo.

-        Iñigo ? Celui de la rue du 31 Août ?

-        Lui-même.

-        Tu entres là-dedans, toi !?

-        C’est un bon pote.

Tu as souri. Tu m’as invité à prolonger le café. J’ai entraperçu tes seins à travers ta chemise mal boutonnée. Tu m’as pris par la main et m’a conduit à ton sanctuaire. Tu vivais dans un monde de fantaisies littéraires et sensorielles où tout était possible.

Le soleil brûle les peaux négligées. Elles portent ces lunettes noires qui les parent de mystère. N’ôtez pas vos lunettes ! La mer s’est vêtue d’argent, les façades de lumière, les rues d’une poussière légère et espiègle. Des yeux transparents à force d’être restés trop longtemps dans les bas-fonds. Âge de pierre. Les cloportes quittent leurs havres d’ignorance. Ils découvrent le jour. Le seuil d’une nouvelle ère.

Donner le jour. Quitter l’abri placentaire pour affronter l’ivresse de la vie. Moment clé qui conditionnera tout le reste. Rencontre de la larve avec la dureté du sol. Je suis dans un utérus. Ce sera une renaissance. Je reviendrai au monde avec le cœur lavé et le regard pur. Ils pensent me tuer mais ils m’indiquent le chemin du rajeunissement.

Épiderme gris. Des cendres, parfois fumantes, d’offenses inhumées. Ils s’asseyent sur un banc et déchiffrent les runes de la saga. Ils développent leurs souvenirs dans les chambres noires des leurs actes manqués. Je suis un film dans l’attente d’être révélé. Un cinéaste me découpera en morceaux pour composer le scénario de ma résurrection. Ils pensent m’anéantir alors qu’ils m’offrent une nouvelle chance. Un avant et un après. Je ne verrai plus jamais le monde avec les mêmes yeux.

Ils éteignent. Ils allument. Ils éteignent. Le soleil réduit à une boule de verre. Fragile filament qui se brise au premier souffle de vent. Ballon qui ne vole pas plus qu’il ne s’écrase. Ils passent sûrement un bon moment. Ils sont mon sommeil et mon réveil. Ils sonneront le glas de mes espérances. Ils se leurrent. Je suis un chat. Nyctalope. Je vois la nuit. Je traverse les murs et je vois tout. Ils ne pourront pas m’arrêter. Je suis la lumière qui consume l’orgueil des solitaires. « Éteins la lumière ! Je n’aime pas que tu me voies ». Tes formes replètes te faisaient honte, à moins que ce ne fût le jugement du très haut père, ou la mère. La force qui a donné naissance à l’univers. Donner naissance. Donner le jour. Donner la lumière. Et la lumière fut.

Ils éteignent. Ils allument. Ils éteignent. Ils allument. Démiurges impuissants de la désolation et du chaos. La lumière de l’amour ne les a jamais caressés. Ou alors elle a succombé sous leurs crimes. Ils éteignent. Ils allument. Ils éteignent. Ils allument. Simples valves qui n’auront pas raison de moi.



∞  ∞  ∞  ∞  ∞

 

 

 4. ADIEU, POLITIQUE !

 

-        Salut, politique.

-        Salut, je te fais demander un café ?

-        Achète-moi plutôt des cigarettes.

-        Bon… je te paie un café et des cigarettes.

-        Ça fait longtemps que t’es en taule, non ?

-        Non. Longtemps non. Environ douze ans.

-        Putain ! Et toujours en quartier d’isolement ?

-        Presque toujours.

-        Ah bon !?

-        C’est comme ça.

-        Je tiendrais pas le coup.

-        Ben… si tu es bien dans ta tête et que les choses sont claires, c’est facile de tenir…

-        La radio est à fond contre vous…

-        C’est normal, c’est pour ça qu’on les paie.

-        Ça te dérange pas ?

-        Non.

-        Je comprends rien à votre histoire.

-        Pourtant, c’est très simple. Pose-moi des questions et je t’expliquerai.

-        Qu’est-ce que vous voulez, vous les Basques ?

-        Ça dépend, tous les Basques ne pensent pas la même chose, mais la majorité d’entre nous veut être basque.

-        Je comprends pas. Vous pouvez déjà être basques, non ?

-      Eh bien non. Pour le moment, nous sommes basques pour de multiples raisons, et surtout grâce à un sentiment et une conviction intime que personne ne peut nous enlever, mais sur le plan politique nous en sommes réduits à n’être que des Basques-Espagnols ou des Basques-Français.

-        Ah oui… et vous voulez être basques, et seulement basques, sans les Espagnols et les Français…

-        Comme je te le disais, certains veulent être indépendants et certains ne le veulent pas.

-        Et qu’est-ce qui arrive à celui qui veut pas l’être ?

-        Ben, rien, on le respecte tout autant, et pour autant qu’il nous respecte, nous qui voulons l’être.

-        Et pourquoi vous tuez des flics ?

-       Pour faire simple, je te dirai que ce n’est pas nous qui avons commencé. Historiquement, et par vagues successives, l’État s’est déchaîné pour que les Basques cessent de l’être et soient assimilés. Nous n’avons fait que nous adapter à cette violence, répondant à chaque vague d’attaque, par une contre-violence défensive.

-        Et cette violence peut s’arrêter ?

-        Evidemment. C’est très simple.

-        Quand ?

-        Aujourd’hui même.

-        Comment ?

-        Dès que la volonté des Basques sera respectée et que nous pourrons décider de notre avenir.

-        Explique-moi ça plus clairement.

-      Écoute, le problème est simple. Les décisions qui affectent les Basques doivent être prises par les Basques. Jamais, je te jure que jamais, nous n’accepterons que nos problèmes soient réglés à Madrid ou à Paris, par des gens qui pensent à leur intérêt et non à celui du Pays Basque.

-        Et Madrid et Paris vont accepter ça ?

-        S’ils ne le font pas maintenant ils le feront dans cent ans. Quelques décennies, ça fait beaucoup à l’échelle d’un homme mais ce n’est rien comparé à l’histoire d’un peuple.

-        Quand est-ce qu’ils accepteront ?

-       L’État n’entend rien aux sentiments ou à la raison. Il ne réagit qu’aux intérêts politiques et économiques. Ce que je veux dire c’est que l’on ne trouvera une solution que lorsqu’il sera plus rentable pour l’État de signer la paix que de continuer la guerre.

-        Et ça, comment on y arrive ?

-        En rendant la guerre insupportable.

-        Ouais, toi, t’en verras jamais le bout…

-        Ce qui compte c’est d’emprunter la bonne voie. C’est comme une course de relais. Même si tu ne vois pas la ligne d’arrivée, tu sais qu’elle est là. D’autres y arriveront et ton équipe gagnera.

-        Mais t’as dit que tout pouvait se résoudre aujourd’hui même.

-        S’il ne tenait qu’à nous, oui.

-        T’aimerais que tout soit réglé ?

-       Il se peut que de nombreuses personnes aient autant envie que moi que tout se résolve, au moins dans ces moments si durs, mais je peux t’assurer que personne ne le souhaite plus que moi.

-        Et tes compagnons ?

-        C’est pareil. Personne ne désire plus la paix que celui qui souffre des conséquences de la guerre.

-        Depuis quand vous luttez ?

-        Depuis toujours.

-        Et jusque quand vous vous battrez ?

-        Jusqu’à ce que la volonté des Basques soit respectée démocratiquement.

-        Et si elle était pas entendue ?

-        Nous continuerions à lutter. Jusqu’au dernier souffle.

-        Mais… ils vous emprisonnent et vous tuent…

-        C’est clair. Nous le savons tous du moment où nous nous engageons à lutter, mais nous savons aussi qu’un autre prendra le relais.

-        Qu’est-ce que tu feras si tout s’arrange ?

-        Je rentrerai chez moi.

-        Après une si longue lutte, vous vous attendez à avoir des privilèges.

-       Oui, beaucoup. Nous baigner dans la mer, nous promener dans les montagnes d’Euskal Herria, profiter de la joie d’un peuple qui n’est ni meilleur ni pire que les autres, mais qui est le nôtre.

-        Et ceux qui, aujourd’hui, s’opposent à la solution, ils feront quoi ?

-        Ils diront qu’ils ont toujours voulu résoudre le conflit. Ils seront même proposés pour le Nobel de la Paix.

-        Mayor Oreja et les autres, vous les détestez ?

-        Mais non ! C’est vrai qu’ils nous en font baver, et qu’on pourrait croire que la haine nous sert de soupape de sécurité. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse de ce sentiment-là.

-        Ah, et de quel sentiment ?

-       Je te donnerai un exemple : un ver ça inspire le dégoût, le rejet, et même de la peine parce qu’il passe sa vie à se traîner, mais ça n’inspire pas la haine, quoi qu’il fasse. Voilà, c’est quelque chose du genre.

-        Le pardon est possible ?

-     Nous ne pardonnerons jamais, pas plus que nous n’oublierons ce qu’ils nous font, mais nous sommes généreux et le jour devra arriver où nous vivrons sans nous entredéchirer.

-        Mais il y a une constitution, non ?

-        Oui… qui a été rejetée par les Basques.

-        Pourquoi vous en voulez pas ?

-       Premièrement, parce qu’elle a été rédigée et signée par et pour les Espagnols. Elle répond aux intérêts de l’État espagnol, et plus précisément à la volonté d’empêcher les Basques d’être basques. Et puis, elle est antidémocratique parce qu’elle permet au roi et à l’armée d’imposer, en dépit de la volonté populaire, leur concept de l’État.

-        Mais il y a des lois, un système judiciaire…

-        Ah tu crois vraiment ? Regarde-toi. Les gardiens t’ont cogné dessus et t’ont mis en quartier d’isolement en t’accusant de les avoir frappés.

-        Non, oui, mais, bon…

-        On nous a imposé un système judiciaire étranger et illégitime, dont la principale finalité est de nous priver de nos droits, en tant que personnes, et en tant que peuple.

-        C’est quoi ça, l’autodétermination ?

-        C’est le droit selon lequel un peuple peut décider librement de son avenir.

-        Qui doit le donner ?

-        Personne. C’est un droit dont tout peuple dispose.

-        Tu parles de la volonté populaire mais la majorité de la population basque est contre les attentats…

-        Si tu veux simplifier, en fait, oui… Mais la majorité de la population basque est aussi en faveur du Droit à l’Autodétermination, ou du rapatriement des prisonniers, ou du désarmement, ou de la sortie de l’OTAN, ou contre la torture, et bien d’autres choses encore. La volonté populaire est niée par l’arbitraire et les intérêts de ceux qui tous les quatre ans renouvellent et se partagent leur pouvoir dictatorial.

-        Ah, eh, on vous paie pour faire partie de l’ETA !

-        Eh, eh. Non, mon gars, au contraire. Non seulement on n’est pas payé, mais nous devons mettre tout ce que nous avons au service de la lutte.

-        Ben dis donc, quel business…

-        Ouais, comme business, il y a mieux.

-        Et ce truc de respecter la volonté des Basques, comment ça peut se faire ?

-        Eh bien, c’est facile. Il faut créer des mécanismes politiques et institutionnels qui permettent à cette volonté de s’exprimer et d’être respectée.

-        Et vous, vous respecterez toute décision prise par les Basques, même si elle vous plaît pas ?

-        Évidemment.

-        Ça, c’est facile à dire aujourd’hui, mais c’est quoi les garanties ?

-      La garantie c’est notre propre essence démocratique. Je t’explique. Notre lutte se fonde et est légitimée par la nécessité de respecter la volonté du peuple basque, sans pression ni ingérence. C’est notre conviction intime. Si nous ne respectons pas l’expression libre et démocratique de cette volonté, nous perdons non seulement notre légitimité sociale mais aussi notre propre essence, ce qui est impossible.

-      Ça y est ! J’ai compris ! Voyons. On demande aux Basques, et seulement aux Basques, ce qu’ils veulent, et de façon libre et démocratique. Tout le monde respecte la décision et ça y est ?

-        Oui, ça y est.

-        Aussi simple que ça ?

-        Oui, aussi simple que ça.

-        Eh ! Quand je sors d’ici, je m’en vais trouver Mayor Oreja et je lui explique la solution.

-        Non. Il est déjà au courant.

-        Et alors ?

-        Ça, ç’est plus compliqué à expliquer.

-        Bon, maintenant je te comprends et celui que je comprends plus c’est Mayor Oreja.

-        Moi, je le comprends mais tu devras le lui demander et tu verras avec quel culot il t’expliquera le conflit.

-        Le taulier nous appelle.

-     Oui, l’heure de cour est finie. Il faudra se taper les débats radiophoniques de tous ces types qui sont payés pour nous expliquer, blablabla et blablabla, combien le problème est compliqué.

-        À demain, politique.

-        Oui… à demain.

 

Egin ! Heureusement que mes anges-gardiens n’oublient pas de me sustenter. Egin. L’organe officiel des libérateurs en armes. Egin. Une coupure de presse que j’ai trouvée ce midi sur mon plateau de friandises quotidiennes. Ça s’intitule : « Conversations de cour », par 
Iñaki. Iñaki de Juana Chaos, prisonnier politique basque incarcéré à Melilla. C’est dans la rubrique des témoignages et écrits de prison. Il y a des prisonniers dans les deux camps. Je suppose qu’ils ont voulu me consoler. Je ne suis pas le seul derrière les barreaux. D’accord, mais, mon cher compagnon d’infortune, toi qui as plus de vingt morts sur la conscience, tu as droit à la cour, au café, aux cigarettes, et à la logorrhée prosélyte dans la presse libre. Ils ne m’ont même pas donné un crayon. De quoi pourrais-je me plaindre ? J’ai toute la lecture qu’il me faut. Pourquoi écrire ? Pour ajouter mon ignorance au flux irrépressible d’incohérences hispano-nationalistes ? Pour devenir un porte-plume du ministre de l’Intérieur, de ce, comment dites-vous ? ah oui ! ce ver de Mayor Oreja ? Ils nous ont contaminés depuis notre plus tendre enfance et nous sommes absolument incapables de nous forger une opinion. Je t’envie, Iñaki.  Elle doit être belle la lumière qui inonde la cour.

Pauvres idiots. Ils pensent me contrôler en filtrant tout, y compris les échos du monde. Egin, expurgé de toute allusion à ma funeste condition. Egin et encore Egin, rien qu’Egin, ou alors des pavés pompeux de propagande patentée. Du pareil au même. Et toi, Iñaki, prêchant cette petite frappe plus ingénue qu’un escargot au milieu d’une autoroute. Ils tentent de m’asphyxier avec leurs psaumes obscènes. Adieu, politique !

  

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