Cinq pieds sous terre

Roman

Orian Barthélemy

© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF


  

5. UN HOMME AVERTI

 

Les braillements assassins du réveil m’arrachent à l’étreinte humide des draps. Il est six heures. Un jour chargé m’attend. Le voyant orangé de la cafetière est allumé. Le dernier gadget en vogue du télé-achat. Il est doté d’un système d’horlogerie sophistiqué. Béquille des aubes laborieuses. Iker et Patrizia me l’ont offert à Noël.

Ça fait si longtemps que nous ne nous voyons. Depuis que Patrizia s’est mariée avec ce saltimbanque qui sillonne le globe à la recherche d’une improbable gloire, nous ne nous parlons plus. Nous ne nous parlions pas beaucoup. Maintenant, c’est au compte-gouttes que je reçois de ses nouvelles. Ils ont besoin d’autonomie, d’embrasser leur vie.

Iker n’a pas trouvé chaussure à son pied mais il est tout aussi inaccessible. Faire son trou dans la finance internationale. Toute son énergie y passe. Il saute d’un avion à l’autre, d’un hôtel à un conseil d’administration. Il voulait s’éloigner de notre provincialisme. Esprits étroits, sans horizon. Nous ne nous parlons pas. Nous ne nous parlions pas beaucoup. Devenir un homme.

Les œufs sont frais comme l’indique la date d’emballage estampillée sur la coquille. Consuelo sait que j’ai besoin de précision. Elle s’est habituée à ma discipline. Elle ne s’en plaint pas. Je la paie suffisamment. Hors d’ici, ses possibilités sont réduites. Elle en est consciente. Comme il se doit.

Le pain grésille dans le toasteur de Mondragón. Une couche de beurre et de confiture de framboise. Ni trop, ni trop peu. Le jus d’orange me donnera les vitamines nécessaires.

Le moteur s’arrache au premier tour de clé. Je me remets entre ses mains. Les Allemands sont des gens responsables, méticuleux, passionnés de finitions, soucieux du détail. Elle obéit aveuglément à chacune de mes injonctions sans que je doive élever la voix. J’aime ça. Un reflet dans le rétroviseur. Les ardoises s’éloignent pour une poignée d’heures.

Nuria dort encore. Elle se réveillera vers neuf heures. Elle ira au gymnase, combattre la cruauté des ans. Elle demandera au coiffeur de maquiller ces mèches qui trahissent sa condition. Elle mangera une salade, et, qui sait, un peu de poisson. Elle fera un tour avec son amie Almudena. Je supporte d’autant moins ses airs d’aristocrate qu’elle doit le titre à son imbécile de mari.

Il n’y a personne sur la route tortueuse qui conduit à l’usine. On devine les aspérités de la superstructure de béton, fer, et tôle du haut de la colline. Un porte-avions au milieu de la campagne. Pas un arbre à la ronde. J’ai exigé qu’on les arrache sur un rayon de cent mètres. Je n’ai jamais oublié les mésaventures de Ramón Melcón. Son usine est partie en fumée à force d’ignorer le précepte. Sans compter qu’ils avaient laissé traîner cinq bobines de papier à l’extérieur. Le vent a fait le reste. Il a soufflé les flammes d’un agriculteur négligent jusqu’au cœur de son fortin. Encore heureux qu’il fût couvert par une substantielle assurance. Les médisants insinuent que tout ça était prémédité, que ses installations étaient vétustes et qu’il avait trouvé là le meilleur moyen de les moderniser. Et la maison-mère qui ne voulait pas investir le moindre centime ; le secteur traversait une mauvaise passe.

« Etxeberría et Fils. Fabrication de carton ». Lettres émeraude sur une façade récemment ravalée. Le nom a survécu à la disparition de ses géniteurs.

Le vigile me salue, l’empreinte de la nuit sur le visage. Il ira bientôt se coucher. Les néons de la nef principale s’animent. La première équipe prend position. J’irai faire un tour un peu plus tard.

Hier, on a frôlé la catastrophe avec l’ondulatrice. Un des rouleaux est sorti de son axe. Il s’en est fallu de peu pour qu’il emporte un ouvrier avec lui. J’irai m’assurer que tout est sous contrôle, après avoir revu les commandes.

Les carreaux sont sales. La responsable du nettoyage va m’entendre. On ne peut se payer le luxe d’incommoder les visiteurs. Ils sont notre pain.

« Federico de la Hoz a appelé. Il veut vous entretenir d’une affaire importante. C’est urgent ». Ben voyons ! Que me veut ce raseur ? Il ne m’appelle que pour me demander des faveurs. Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur. J’ai assez d’ennuis avec ce maudit rouleau. J’entends déjà les délégués syndicaux et leurs récriminations quant à l’insuffisance des mesures de sécurité. Je ne peux rien faire contre les frasques d’une machine que leur étourderie a libérée.

« Comment ça va Federico ? ». Il ne va pas bien du tout, on dirait. Il est agité. Sa voix tremble. « Non, pas au téléphone ». Il n’a confiance en personne, pas même en lui, surtout pas en lui. Les lâches ont toujours quémandé ma protection. C’est sans doute à cause de la dureté de mon regard et la fermeté de ma poigne. Un déjeuner chez Akelaŕe ? C’est toi qui invites. Mon ami, ce n’est pas de questions d’argent dont tu veux me parler. D’accord, je me laisse tenter par l’enseigne et la perspective d’une balade loin du paquebot. Je ne sais pas ce qui m’arrive dernièrement mais je dois reconnaître que je peine à me concentrer sur les affaires. Je suis à la barre depuis quinze ans et j’ai la sensation d’avoir fait le tour de toutes les côtes, de tous les ports, de pouvoir laisser tourner le moteur sans plus me préoccuper de rien. Mais oui, bien sûr, laisse-moi rire ! Tu sais parfaitement qu’ils ne sont rien sans toi, qu’ils sont incapables de prendre la moindre décision sans te consulter. En fin de compte, tu es le seul maître à bord, après Dieu, dont tu réfutes l’existence.

Bon, il est temps de remonter le moral à la victime de ce rouleau indocile. Je sais que, malgré la rougeur de leurs langues, ils n’aiment rien tant que les gestes paternels. Ensuite, je réglerai quelques litiges avec les fournisseurs de papier, ces voleurs inconséquents. Ils ne voient pas que si nous coulons, ils seront les premiers à se noyer. Bah ! une bande de crétins, myopes, radins, et couards. Il y en a tant. Je déjeunerai avec l’un d’eux. Il faut se résigner. Nous, les leaders charismatiques, ne pouvons nous soustraire à nos responsabilités. Ils nous critiquent pour notre implacabilité, mais c’est toujours à nous qu’ils recourent en cas de désespoir. Je suis sûr que de la Hoz est dans le trente-sixième dessous.

 

***

 

« Dis-moi, Federico, quel est ce problème dont tu voulais me parler de toute urgence ? ».

Il demande un bourbon. Il allume un cigare, Davidoff évidemment. Ses affaires ne vont décidément pas si mal. Il me tend une lettre.

Monsieur Federico de la Hoz, l’organisation ETA s’est adressée à vous pour que vous lui permettiez de faire face à l’immense charge économique que suppose la lutte pour la libération d’Euskal Herria. Vous avez reçu notre lettre au mois d’août de l’an dernier. Depuis lors, vous n’avez entrepris aucune démarche pour contacter l’ETA et payer cette somme. Nous vous avons fait parvenir une seconde lettre en avril de cette année, vous rappelant la dette que vous aviez contractée. M. de la Hoz, nous vous avons demandé 18 (dix-huit) millions. Selon les informations en notre possession, vous ne devriez rencontrer aucun problème à réunir cette somme. En conséquence de quoi, cette requête reste en vigueur et, pour le surplus, nous vous communiquons ce qui suit : À compter de ce jour, monsieur Federico de la Hoz, vous et vos biens (« Impresoras Reunidas, S.A. ») devenez une cible opérationnelle de l’ETA, notre organisation se laissant toute latitude quant aux moyens à utiliser contre vous et au moment opportun de les mobiliser. La seule manière de corriger cette situation consisterait, évidemment, à nous verser la somme demandée

Son cigare s’épanche sur son veston. Il prie le garçon d’attendre avant de prendre la commande.

-        Tu en penses quoi ? Ils m’ont dans le collimateur.

-        C’est sûr.

-        Toi aussi tu l’as reçue cette lettre, non ?

Que veux-tu que je te dise Federico ? Je suis le patron d’une entreprise qui emploie soixante-dix personnes et facture deux milliards et demi de pesètes par an. Je ne pensais pas non plus avoir le profil idéal pour leurs magouilles, mais je n’y ai pas échappé. Ils m’ont prévenu. Une enveloppe anonyme, sans timbre, blanche, en papier recyclé. Ils réclamaient l’impôt, le sang versé pour un avenir meilleur, une fraternité qui ne souffre la moindre contestation. Redistribuer les richesses pour le bien de tous.

-        Oui. Mais, attention, c’est entre toi et moi. Personne ne le sait et ne doit le savoir.

-        Et que penses-tu faire ?

-        Rien.

-        Rien ? Merde, Iñaki, ces menaces sont sérieuses !

Empêcher la peur de s’approprier les rêves. Fuir les légendes morbides. José Antonio Ortega Lara. Cinq cent trente-deux jours. Des cernes profonds. Une barbe hérissée. Un squelette à moitié vivant, à moitié mort. Éblouissement. La lumière oubliée éblouit. Évanouissement. Trop de visages, de mains qui se tendent. Toucher le ressuscité, l’ombre de la mort. Miguel Angel Blanco. Deux balles dans le crâne, à bout portant. Un cadavre en sursis, abandonné à son sort, la mort en différé. Une attente insupportable, à sens unique. Des milliers d’âmes criant leur peur, leur indignation, leur colère.

Je n’ai rien voulu savoir. Quinze millions. Quoi d’autre ? J’ai fait la sourde oreille. Ils n’oseraient pas. Il y en avait de bien plus appétissants que moi. Refuser le chantage, la violence, la terreur, le despotisme.

-        Écoute Federico, je ne pense pas me laisser entraîner sur ce terrain-là. Si nous cédons ils se renforceront.

-        Comme bon te semble, Iñaki. Moi, je ne fais pas de politique. En plus, je n’ai pas, contrairement à toi, la moindre goutte de sang basque.

Luis Carrero Blanco, le dauphin désigné du généralissime. Le souffle de la bombe avait emporté le véhicule par-dessus les toits.  Le crépuscule de la dictature s’était déplié dans un quartier chic de la capitale. Nous avions applaudi en silence pour ne pas attirer les vautours. José María Aznar. Les quartiers chics, une fois de plus. Le président avait survécu. Ils n’avaient pas atteint leur cible. À peine une estafilade au menton. Il avait eu plus de chance que la vieille dame, écrasée sous les décombres de cette maison qu’ils avaient choisie pour garer leur véhicule bourré d’explosifs. Barcelone. Bain de sang dans un supermarché. Un ours en peluche agrippé par une main sans bras. Ils étaient complices parce qu’ils portaient le drapeau sur le front, à défaut du cœur, criblé par les granulés de plomb. Je ne veux pas y prêter attention. Vitrines brisées, autobus en feu, voitures retournées, drapeaux déchiquetés. Je contribue au bien-être. J’œuvre à la construction de la nation. Des millions de boîtes pour emballer les témoins du progrès. Ils s’éloignent de cet enfer où les chiens errent sans maître et mordent qui les croise.

-        Qui suis-je pour t’en dissuader ? C’est une décision personnelle. Je suppose que tu peux assumer ces dix-huit millions.

-        C’est toi qui le dis. Je pensais rénover ma villa à Níjar.

-        Tu n’as jamais envisagé de retourner vivre là-bas ?

-        Oui, mais j’ai mis des années à monter une entreprise rentable et je ne me vois pas recommencer à zéro.

Le serveur insiste. Federico commande une soupe de poissons et de fruits de mer à la Donostiarra, suivi de tripes de veau en sauce. J’opte pour un potage d’haricots rouges de Tolosa avec ses garnitures et un agneau de lait rôti, salade en touffe, champignons et ris. Nous arroserons le tout d’un rioja d’Alava.

-        Ils ont aussi menacé Txantxu, relance Federico.

-        Nous devons être un paquet dans la même situation.

-        Je pense qu’il a demandé protection à la Ertzaintza.

-        Reste à savoir si ça servira à quelque chose. S’ils n’ont pu les empêcher de s’attaquer à Aznar, je ne vois pas comment ils feraient pour les dissuader de liquider un entrepreneur basque.

-        Il paraît qu’un nouveau groupe d’auto-défense des entrepreneurs s’est constitué. Ils ont engagé des gardes du corps.

-        Eh bien…

-        On devrait se joindre à eux.

-        Très peu pour moi. Je veux vivre normalement.

-        Normalement !? Ce pays est en état de guerre. Et en temps de guerre, il faut prendre des mesures d’exception. On ne peut pas faire comme si de rien n’était. En tout cas, je ne compte pas continuer comme ça. Je n’ai pas ton courage, Iñaki, ou ton inconscience.


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6. ÉPIER ET FRAPPER

  

J’entends le couinement de ses semelles de caoutchouc sur le béton. Il porte des chaussures de sport, démarquées, blanches, bardées d’un éclair rouge et un jean indigo étriqué. On devine des jambes sèches et translucides sous le tissu. Il n’a ni hanches ni bedaine. Une ceinture de cuir noir unit le pantalon à un pull marron trop large. Je déteste le marron. Deux fentes dans la cagoule laissent deviner des yeux gris. Un gris piège qui tente de me faire croire à une quelconque faiblesse. Ce n’est qu’apparence. Il n’y a derrière cette vitre sale que le vide et le froid. Il dépose un tube de dentifrice sur la table. « Quelle heure est-il ? ». Il ne répond pas. « C’est le jour ou la nuit ? ». Il ne répond pas. « Nous sommes bien le mardi 26, non ? ». Il ne répond pas. « Quand vais-je sortir d’ici ? ». Il ne répond pas. « Que me voulez-vous ? ». « Tu vas la fermer, oui ! T’en as pas marre avec ta rengaine ? ». Il répond enfin. 

Il est une simple machine, aveugle, une machine à menacer, séquestrer, torturer, tuer. Aveugle. Aveuglément. Je bénéficie d’un traitement de faveur. Il nie mon existence. Je n’en ai plus. Les siens ne souffrent-ils pas ? Les drapeaux au vent. Le serpent et la hache. Les drapeaux en flammes. Applaudissements de la foule aux héros martyrs, martyrisés dans les cachots de l’empire déchu. La clandestinité n’est pas à la portée du premier venu. Non aux viols répétés de la Constitution. Les prisonniers dans leurs prisons, chez eux, en Euskal Herria. Même les guerres ont leurs lois. Celles du plus fort. Ils sont les plus forts. Ils me châtient à la mesure de mes crimes.

Il cherche quelque chose dans la cellule. Il retourne le matelas, lui donne un coup de pied, le remet à sa place. C’est un avertissement, une avance sur la violence qu’ils me réservent. Un de ces jours. Ils déploient leurs forces pour m’impressionner, me river à ma peur.

Il sent l’huile de moteur. Sa voiture est sans doute tombée en panne. Il s’éloigne en soupirant d’ennui. Que peut-il bien faire de ses journées ? La corvée repas ? Non, la bouffe, c’est l’affaire du petit gros aux yeux bleu clair, des yeux joyeux de sybarite devenu assassin par la force des choses. Ils ont dû tuer son père ou un proche et il n’aura eu d’autre choix que de communier avec les vengeurs. Il se peut qu’il regrette de temps à autre la tranquillité dont il jouissait avant le tragique événement. C’est le maillon faible de la chaîne. C’est pour ça qu’il a été destiné aux fourneaux. Pauvre de moi ! J’ai hérité d’un sybarite passif, un de ceux qui se limitent à savourer l’art des autres, sans pouvoir jamais en percer les secrets, encore moins les reproduire. Ils sont nombreux, des hommes surtout.

Une femme ne serait pas de trop dans cette meute, même si elles sont souvent plus agressives que les mâles quand elles embrassent une cause létale. Sûrement une manière de compenser l’absence de propension innée à la brutalité. Enfin, ils doivent avoir des femmes. Savent-elles à quoi se consacrent leurs amants ? Leur ont-ils dit ou ont-ils feint un boulot accaparant qui les oblige à disparaître à toute heure du jour et de la nuit, à rentrer ivres de mort et tachés de sang ? Et leurs enfants ? Il ne doit pas y en avoir beaucoup. Ils demandent d’énormes réserves d’amour et je ne pense pas qu’ils en abritent suffisamment. Baiser n’est pas aimer.

Ils ont des parents, ça oui. Des mères surtout. Tristes mères dont l’univers s’effondre lorsque la gueule défiante de leur rejeton s’affiche à la une des journaux, de face et de profil, flanqué d’un avis de recherche.

Ma mère est morte, quelques mois après mon père. Elle avait perdu l’appétit de vivre. Ils s’adoraient. On ne remercie jamais assez nos parents pour l’amour qu’ils se vouent. Il est la clé de celui qu’on partagera. Je suis soulagé que ce cirque morbide leur ait été épargné. Ils sont partis avec le sentiment du devoir accompli.

Pauvres mères. Chaque bombe qu’ils font exploser leur déchiquette le foie. Chaque balle qu’ils tirent leur arrache des larmes de honte et d’incompréhension. Toi, mon fils ! Pourquoi ? Qu’ai-je fait, ou n’ai-je fait, pour que tu te livres à la destruction ? Ne t’ai-je pas donné ce que tu attendais ? Réponds-moi, mon fils ! Je suis ta mère. Je t’ai mis au monde. Tu es sorti de mes viscères. Tu es la chair de ma chair. Ma chair doit être viciée. Je ne peux me l’expliquer autrement. C’est vrai ce qu’ils disent ? Tu es un assassin ? La mère patrie. La mère patrie, c’est moi. Moi et moi seule. Si seule. C’est moi que tu dois défendre, que tu dois chérir.

Tu aimerais tant que ce soit vrai, hein, Iñaki ? Quelles mères pourraient-elles ne pas s’effondrer devant un tel gâchis ? Quelles mères pourraient-elles cautionner cette honte ? Celles dont les pères et les maris ont rallié la cause. Les mères-soldats. Avoir porté au monde un libérateur, un héros. Mon enfant, je suis si fière de ton sacrifice. Tu honores notre nom, tu célèbres ta terre. Je t’ai donné la vie. Tu la cèdes à ton tour pour le salut des tiens. Quel sens de la justice ! Quelle passion ! J’ai toujours su que tu étais taillé dans la plus noble des matières. Bien sûr, je tremble quand tu disparais sans rien dire. Je sais où tu vas et ce que tu fais et je tremble mais je me reprends. Je suis une mère digne de ta générosité. La dignité, celle de notre peuple, de notre sang. Je t’aime. Je t’aimerai toujours, même si je dois me résigner à te voir apparaître, un jour, devant une toise, l’air hagard, non tu les défieras de ton regard le plus dur, ces millions d’Espagnols confortablement installés devant leur téléviseur, qui découvriront ton visage, celui du fossoyeur de leur empire usurpé.

La télévision. S’il ne cuisine pas, il regarde la télévision. Il ingurgite sa dose quotidienne d’ordures ménagères. Encore que je le voie mal pleurer quand le vieux beau à la peau mate s’efforce de réconcilier les couples laminés par le passage du temps ou les grappes de coups tombés aux retours des nuits trop arrosées. Je ne leur reprocherai pas ; ça ne m’a jamais fait pleurer non plus.

Ou alors ce sont simplement des « légaux », ces commandos qui n’ont pas encore eu le privilège d’être fichés. Ils mènent une vie tout à fait normale. Ils font leurs courses au supermarché du coin, où ils se fondent dans la masse, saluent leurs voisins d’un sourire affable, donnent l’aumône aux indigents. Ils cessent d’être des terroristes quand ils ôtent leurs masques. Ils sont de bons maris et de bons pères avec cette capacité illimitée à l’amnésie, ou plutôt à la schizophrénie, qu’ont les êtres humains. Même les soldats ont besoin de ces moments de fragilité qui donnent un sens au sang versé sur les champs de bataille. Mais sont-ils des soldats ceux qui font voler en éclats la vitrine d’un antiquaire dont la seule faute est d’avoir cru trouver en Euskadi une terre d’accueil et d’opportunités, rampent dans l’obscurité pour plonger leurs ergots dans le flanc d’une proie sans défense, tirent à bout portant dans la nuque d’un sergent de la garde civile, collent une bombe sous la voiture d’un conseiller municipal ? Ne t’y trompe pas, Iñaki ! C’est une guerre moderne, une guerre totale, où toute cible est légitime.

Moi aussi je suis en guerre contre eux. Mais je n’ai aucune arme. Je ne suis qu’un otage, un prisonnier de guerre, un dommage collatéral. Tu n’es même pas ça ! Tu es un ver enfoui dans les entrailles de la terre. Ces prisonniers reçoivent un numéro, une cellule, le droit à la cour, l’accès à la bibliothèque, aux ateliers protégés, à une confession, aux visites, à des vêtements propres. Bon, sur ce point, je n’ai pas à me plaindre. Leur logistique est impeccable. Ils ont des complices. La bête trouve toujours des fidèles disposés à la rassasier, fût-ce d’une mie de pain ou d’une goutte d’eau. Les gouttes d’eau font les ruisseaux. Et ainsi de suite. L’un prête une chambre, l’autre un garage, un troisième planque un fugitif, tandis que son voisin blanchit de l’argent et que sa femme ferme les yeux.

Je ferme les yeux et je te vois mon amour. Tu as peut-être croisé l’un d’eux dans la rue ? Ils te surveillent pour garder le contrôle.

Ils surveillent tout. Leurs informateurs enregistrent tout scrupuleusement. Ils aiment la minutie. Monsieur Etxeberría a une vie bien réglée. Il sort tous les jours de sa villa à huit heures, même si ces dernières semaines il a eu tendance à traîner. Il conduit une Saab noire, qu’il vient de substituer à une Audi, noire, elle aussi. Il se rend directement au siège de son entreprise Etxeberría et Fils. Il suit toujours le même itinéraire. Il passe la matinée à l’usine. Il se rend rarement à des réunions extérieures mais reçoit pas mal de visiteurs. Il déjeune à quatorze heures, en compagnie de l’un ou l’autre cadre, d’un confrère ou d’un client. Il change souvent de restaurant. Il revient à l’usine sur le coup de seize heures. Il finit ses journées vers dix-neuf heures trente. Il rentre directement chez lui où l’attend sa compagne, sa nouvelle compagne. Elle est beaucoup plus jeune que lui. Il est divorcé, depuis peu. Il a deux enfants de son mariage. Ils ont atteint l’âge adulte. Il ne les voit pratiquement jamais. Monsieur Etxeberría est casanier et ne reçoit que très rarement.

Ils épient. Ils enregistrent. Ils compilent. Puis ils frappent.

 

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