Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
7. HENNISSEMENTS
C’est vrai qu’il donne froid dans le dos ce cheval, ou cette jument, difficile à dire. On pourrait presque l’entendre hennir de douleur. Il souffre. Le soldat ne souffre plus. Il a souffert ; on le voit bien, mais il ne souffre plus. On l’envie presque. Il n’en reste que des morceaux : un bout de bras et sa main qui s’agrippe à une épée brisée à la garde, un autre bout de bras, cette tête décollée d’un corps dissous dans l’horreur, ou dans les pattes du cheval ; les soldats meurent à la guerre, comme les autres. Mais que dire de la femme et l’enfant ? Insoutenable. Un cri. Le cri. Son bébé mort dans les bras, arraché par la guerre, les guerres. Elle souffre le martyre. Le taureau ne souffre pas. Il n’a jamais souffert. Il est dressé, les sabots piétinant le chaos qu’il a créé. Il mugit sa férocité. Il attend, imperturbable, les assauts de lumière que lui oppose un bras sorti de nulle part. Lumière vacillante dans une lampe à pétrole dérisoire. Faible contre-feu à l’ampoule éblouissante qui écrase le cheval, la mère, son enfant, le soldat mort et tout le reste. Une ampoule. Encore une. Charmante scène. Je ne pouvais rêver meilleur décor. Ils ne négligent aucun détail.
Oh ! bien sûr, je connaissais le tableau, comme tout le monde. Je m’étais rendu, comme tout le monde, au Prado, lors d’une visite à Madrid. Guernica c’est notre histoire, même si on n’en a jamais beaucoup parlé à la maison, et encore moins à l’école, où seul le vainqueur avait droit de cité. Je n’étais pas né quand le bombardement a eu lieu. J’ai eu la chance, si j’ose dire, de venir à un monde en paix, si j’ose dire. La Seconde République était morte. Les canons s’étaient tus et le silence était devenu une règle d’or.
On évitait de parler des atrocités passées. Le nouveau régime était partout et il n’appréciait guère la contradiction. Et puis, il fallait faire bouillir la marmite, aller de l’avant, toujours aller de l’avant. Mon grand-père avait ses préférences mais il avait su les taire au nom du pragmatisme. Il fallait honorer les commandes. Il avait fourni la république ; il en ferait de même avec Franco. De toute façon, il n’avait d’autre choix que de s’accommoder des circonstances et d’en tirer le meilleur parti. Et il s’en était bien sorti. Il nous avait garanti un après-guerre commode et paisible. Il nous avait épargné les tourments de la misère et de la répression.
Bien sûr que je l’avais regardé, le Guernica, comme tout le monde, mais je ne l’avais pas vu. Combien de fois regardons-nous autour de nous sans voir, parce que ce n’est pas le moment, parce que nous ne sommes pas prêts ? La plupart du temps. Nous ne pouvons pas tout appréhender. Nous n’en sommes tout simplement pas capables. Mais, aujourd’hui, je suis prêt.
Le hurlement de rage de Picasso est devenu ma seule fenêtre sur le monde. Alors, je le regarde, je le scrute. J’y vais. J’en sors, j’y reviens. Je m’attarde sur un fragment, l’oiseau avalé par la noirceur, un détail, les sept clous du fer à cheval, sept, les stigmates sur les mains du bébé, sur le front de sa maman, les testicules obscènes du taureau, ses oreilles en forme de puntilla. Je le sillonne d’un bout à l’autre, puis je m’en éloigne, écœuré, fatigué. Tant qu’à faire, j’aurais préféré quelque chose de plus joyeux, de plus lumineux, une scène de plage de Sorolla, par exemple. Non, il fallait qu’ils m’infligent ce cauchemar, qu’ils m’imposent l’omniprésence de leurs phantasmes. Guernica. La mère de toutes les abominations. Ils s’y abreuvent goulûment. Ils y puisent la force de ne jamais renoncer. Guernica est devenu leur bannière, l’étendard de la cause, car Guernica abrite le chêne, symbole de la liberté et des droits d’un peuple. Franco savait ce qu’il faisait quand il avait désigné la cible du rodage des bombardiers nazis et fascistes. Il fallait frapper l’imagination de l’ennemi. Il allait frapper fort. Mais pas assez. On ne peut ni annihiler ni soumettre l’imagination. Elle est la liberté. Elle se nourrit des forces qui cherchent à la réduire.
On évitait de parler des atrocités passées, sauf quand le cousin Xabier venait à la maison, levait un peu trop le coude et se mettait à jurer en euskera.
- S’il te plaît Xabier, pas devant les enfants !
- Pas devants les enfants !? Mais ils ne comprennent pas trois mots de notre langue.
- On pourrait t’entendre.
- M’entendre, ici, dans ton salon !? Aitor, regarde-toi ! Quel exemple tu leur donnes aux gosses ! C’est notre histoire. Ils doivent savoir. Saloperies de fascistes !
Alors, mon père s’effaçait devant la douleur. Les Igartiburu avaient payé un lourd tribut ce printemps-là. Les bombes allemandes et italiennes avaient fauché la moitié de leur famille. Les Igartiburu, Agirre, Uriarte, Larrañaga, Garmendia, Zabala. Des centaines avaient succombé. Combien exactement ? Nul n’était en mesure de le dire. Qu’importe, la plaie était ouverte. Certains l’avaient suturée et attendu qu’elle cicatrisât. Elle continuait de saigner pour d’autres.
C’est ce qu’ils ont voulu me dire en plaçant cette reproduction dans ce trou du cul du monde : la créance historique des Basques, nous en sommes tous les héritiers, droits et obligations y afférents. Personne ne peut prétendre s’y soustraire. Nous, les Basques, sommes les enfants de Guernica. Nous ne pouvons tourner le dos à notre Histoire. L’Histoire est de notre côté. Elle demande réparation. Elle légitime la lutte. Elle justifie le sang.
8. CENT TRENTE-SIX
Cent trente-six jours. Les dents usées du dinosaure ont recommencé à grincer. Deux cent soixante-douze repas. Je continue de compter.
Deux mille quatre cent quatre-vingt-onze pesètes. Il en manque une. Hier j’en avais compté deux mille quatre cent quatre-vingt-douze. Où peut-elle être ? C’est impossible ! Je les compte tous les soirs avant de me coucher au cas où quelqu’un tenterait de me les voler. Qui volerait une pesète ? C’est mesquin, surtout si l’on sait que je les compte sans cesse. Je retourne le coffret de fer blanc avec son écusson beige et rouge. Quand je serai grand, je m’achèterai quelque chose de cher, quelque chose qui donne un sens à ma longue attente. Je recommence à compter. Un exercice sain qui renforce l’équilibre mental.
Vingt-et-un mille cent et huit jours depuis ma naissance. Avez-vous remarqué combien la vie est brève ? Quand on la mesure à l’aune des ans on ne la discerne pas clairement. Les jours sont beaucoup plus tangibles.
Une cinquantaine de romans. Je n’ai jamais été un grand amateur de littérature. J’ai tiré plus de coups, je le reconnais. Je ne les ai pas répertoriés mais je peux effectuer un simple calcul de moyennes. Quatre coïts par semaine en régime de croisière ; disons trois si je prends en compte les périodes de sécheresse : une séparation, la chasse, la perte d’appétit, l’armée, l’atterrissage du mariage, la chasse à couvert… Trois et demi si j’inclus les nuits de folie. Combien d’orgasmes ? Autant que les coïts, ou presque, bien sûr, avec des variations d’intensité. Combien de ces orgasmes qui disloquent, qui nous font tutoyer la fin ? Beaucoup moins. Heureusement. Ils perdraient tout leur sens.
J’en ai envie. Et s’ils m’observaient ? Cent trente-six jours sans la moindre larme de plaisir. Je n’en peux plus. Ils t’observent, Iñaki. Je suis sûr qu’ils t’observent. Ils observent en permanence pour ne pas laisser l’homme seul avec sa fantaisie corrosive. Il pourrait s’échapper, violer les lois.
Je sais qu’ils me contrôlent sans me le dire. Le seigneur ne veut pas qu’on lui cache quoi que ce soit. Son empire s’arrête à la porte de ma sépulture. Je sais qu’ils m’observent. Et alors !? Qu’ils m’observent ! Là, dans ce coin. Je laisserai couler la semence le long du mur. Ça fera joli. Je dessinerai un paysage d’îles à la dérive sur un océan carré.
Fermer les yeux. Sentir ton parfum, ta sueur aigre-douce, ta chaleur. Il fait si froid dans ce mastaba, si froid que l’air se délite, si froid que la chair se rétracte, si froid que les rêves se figent. Si froid. Ta chaleur ! La chaleur de ta bouche. Mordre ta bouche, dure, tendre. Harponner ta langue frénétique. Incisions chirurgicales. Nager dans les vagues débridées de ton ventre. Effleurer ta poitrine si sensible. Entrer, sortir, entrer, feindre la sortie. Ne plus jamais partir.
Elle durcit. Les dernières réserves du vagabond en guenilles. Me laisser envoûter par ton chant. Une main. Austère compagne. Sans compensation. Fils de pute. Je tache le mur avec allégresse. Un de plus.
Il faut inclure les éjaculations solitaires, pilules contre l’insomnie. Bon, il y a eu des jours sans.
Trois mètres quatre-vingt-six centimètres de long. Deux mètres dix de large. Je les ai comptés avec mes pieds et mes doigts. Voilà tout ce qu’ils m’ont laissé. La chiotte de mon premier appartement, lorsque j’étudiais à Madrid, était plus petite. Celle de ma première maison, plus grande. Vivre dans une chiotte. S’imprégner de fiente et d’urine. Manger le savon parfumé au lilas. Se baigner dans la cuve. Ce serait un palace si j’étais une mouche. Mes jours sont comptés. Ils m’écraseront d’un revers de la main. Mon sang jaune et froid éclaboussera leurs ongles. Ils me ramasseront dans un mouchoir et tireront la chasse.
Je serai un poisson, minuscule. J’explorerai l’univers souterrain de Gipuzkoa. Nous sommes sûrement en Gipuzkoa. Je tomberai sur une myriade de mutants accrochés à leur survie.
Combien de litres de déjections circulent sous nos pieds chaque jour dans cet immense intestin de plomb ? Qui s’en soucie ? Les fleuves les plus sauvages de la planète rugissent sous nos pieds et nous nous en foutons. S’ils sortaient de leur lit, ils inonderaient le pays tout entier.
Trente-huit millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille cent quatre-vingt-un, selon le dernier recensement. J’aurais besoin d’un peu plus de deux mille cent vingt-neuf jours pour arriver à tous les saluer, en sachant qu’il faut plus ou moins cinq secondes pour serrer une main et dire : « Bonjour, comment allez-vous ? ».
Une seconde et six dixièmes. C’est le temps que je mets pour traverser mon mausolée. Je marche, ni vite, ni lentement. Penser à activer la circulation. Le cœur. Soixante-quinze pulsations, il y a une minute. Il accélère. Quatre-vingt. Quatre-vingt-cinq. Il oscille au gré des événements. Cent vingt, en nageant à son aise. Cent quarante si une poulette se mouille. Renaissance du requin. Cent soixante-cinq si la peur s’en mêle. Plus, il explose, laissant un vide impossible à combler. Succession aléatoire, illogique de hiéroglyphes indéchiffrables. Des pulsations lentes et régulières garantissent santé et longévité. Indurain a un cœur d’acier. Normal, il est basque. Il est navarrais ? La Navarre est le berceau du Pays Basque. Demandez-leur ! Ils savent à qui appartient la Navarre. Quatre-vingt-cinq. L’humidité de ma cage me désaccorde la guitare. Certes, j’ai sans doute abusé du rioja. Je ne tiens plus le coup très longtemps.
Chiffre d’affaires : deux milliards quatre cent quatre-vingt-huit millions cinq cent soixante-six mille trois cent quarante-neuf pesètes. Bénéfice opérationnel : deux cent quarante-deux millions cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent soixante et onze pesètes. Bénéfice net après impôt : cent quatre-vingt-huit millions soixante-deux mille pesètes. Ils croient que les chiffres se suffisent à eux-mêmes.
« Votre contrôle de coûts a évolué très favorablement. Mais, dites-moi, à quoi doit-on ce niveau d’endettement si bas ? ».
Il avait l’air hautain ce journaliste. La rédaction de Madrid l’envoyait pour un supplément spécial sur le Pays Basque. Ils ne voulaient pas se limiter aux plus puissants. Ils voulaient s’intéresser aux « PME dynamiques qui constituent le véritable tissu industriel du pays ». Il avait épluché les comptes avant l’entretien. Il lui revenait maintenant de m’impressionner par la pertinence de ses questions. Une manière de dissimuler ses traits d’étudiant frais émoulu de la faculté des sciences de l’information.
« Et la nef principale, quelle est sa superficie ? ».
En quoi cela t’intéresse-t-il, pisse-lait ? Tu n’as pas la moindre idée de ce que ça représente. Tu n’as jamais mis les pieds dans une fabrique de carton ondulé de ta vie.
« Oui, oui, bien sûr, nous sommes de fervents partisans du stock zéro. La certification ISO ? Mais bien sûr, la 9001 ».
Il sourit satisfait. Encore un qui a gobé le bobard.
- Mais dites-moi, monsieur, off the record, avez-vous eu maille à partir avec l’ETA ?
- Je ne suis pas sûr de saisir.
- Vous savez bien… l’impôt révolutionnaire.
Ni off the record, ni au vingt-quatrième étage du septième ciel à la gauche de Saint-Pierre du Paradis. À toi, je te raconterais ces choses que je n’ose même pas chuchoter à l’oreille de celle que j’aime ? Eh bien oui, ils m’ont averti que j’avais été ajouté à la liste de l’Agence des contributions de l’armée de libération du Pays Basque, qui sanctionne les défauts de paiement par une simple inscription du contrevenant, délinquant, criminel, à la liste noire, celle des reclus et des défunts. Ils m’ont envoyé une première lettre anonyme : typographie vulgaire, papier recyclé. Je n’y ai pas prêté attention. J’ai reçu une deuxième missive au ton comminatoire. Elle me donnait une semaine pour prendre rendez-vous avec des percepteurs dans un parking souterrain. J’ai continué de faire la sourde oreille, suffisamment longtemps pour qu’ils saturent ma boîte aux lettres de menaces de plus en plus pressantes.
- Est-il concevable qu’une entreprise aussi saine que la vôtre ne soit pas dans le collimateur de l’ETA ?
- …
- Vous avez peur de parler ? Vous pouvez me faire confiance. Ce qui se dira dans ce bureau n’en sortira pas.
- …
- Je n’ai qu’une parole.
- Pourquoi parler de choses qui ne pourront être publiées. Vous êtes journaliste, non ?
- Ça m’aidera à affiner ma perception du problème, ma compréhension globale de l’impact du terrorisme sur l’économie du Pays Basque.
Je n’ai pas cédé. J’ai répété que personne n’avait pris contact avec moi pour exiger une contribution à la cause. « Vous ne voyez aucun inconvénient à ce que je publie cette entrevue ? ».
Le jour suivant la publication de l’article, le flot d’admonestations reprit.
Cent cinquante-trois mille et quatre-vingt-huit kilomètres. Nous n’avons pu nous empêcher de verser une larme quand nous avons dû abandonner à son sort notre vieille Peugeot bleu clair. Elle nous avait rendu service pendant douze années. Mille deux cents kilos. Quatre cylindres en ligne. Mille quatre cent soixante-huit centimètres cube. Soixante-huit chevaux. Elle ne nous avait rien coûté. Un ami de mon père nous l’avait offerte avant de disparaître en France pour éviter que la main de fer dans le gant de velours ne s’abatte sur lui. Nul ne sait exactement combien de fois la main du caudillo s’est abattue. Ces chiffres n’ont jamais été prononcés à voix haute, tabou qui s’écrase contre un mur de silence, nœud dans la gorge d’un chat qui se moque des contingences de l’équilibre.
Les chats ont sept vies. Celui-là était couché ou plutôt pelotonné, tranquille mais alerte, cette vigilance des guerriers somnolents. Ses yeux reflétaient la sagesse des ans. Il devait avoir franchi le cap de sa septième résurrection, une éternité quand on pense qu’une année de la vie d’un chat équivaut à sept années de la vie d’un être humain, ou huit, je ne sais plus, à moins que ce ne soit pour les chiens.
Non, les chiens n’ont qu’une vie, celle qu’ils sacrifient à leur maître, raison pour laquelle leur âme a plus de valeur que celle d’un chat. Le chat m’effrayait. Mes jambes tremblaient quand nos regards se croisaient. Où vas-tu petit ? J’observe chacun de tes pas. Je lis chacune de tes pensées. Je connais le nom de toutes les pierres que tu déplaces en rêve. Je détournais le regard et il se calmait.
Je n’aime pas les chats. Je leur préfère les chiens auxquels les hommes peuvent se fier, à l’exception notable de ces dangereuses machines de combat qu’ils importent d’Angleterre. Ces bêtes-là tuent leur maître si ça leur passe par la tête.
Combien en ont-ils tué au total ? Je ne me rappelle pas le nombre. Par centaines. Depuis le début de la lutte. Ils ont besoin de tuer. Tuer est la justification de leur absence. Ils me tueront. Ils doivent me tuer. Je ne mourrai pas seul.