Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
9. VIOLENCE ET DIGNITÉ
Je ne peux pas continuer comme ça. Une attente sans espoir. Ils n’auront même pas besoin de me tuer. Je suis déjà mort. Je meurs. Ils ne devront pas gaspiller de balle. Je me dissoudrai en silence comme une larve abandonnée. Mon nom s’éteindra entre ces quatre murs. Mon ombre s’imprégnera sur ce matelas qu’un autre viendra écraser. Ils n’arrêtent jamais.
Mon amour, je vais mourir, loin de toi, loin de la lumière, loin de la chaleur, loin de ton souffle, loin des cris de notre enfant. Personne ne viendra à ma rescousse. Je mourrai seul comme un chien édenté. Je tomberai dans une oubliette. Je ne veux pas que l’on m’oublie. Je ne veux pas que m’engloutissent la terre et ses infâmes locataires. S’il vous plaît ! Aidez-moi ! Qu’ai-je fait pour mériter pareille fin ? Je ne demande rien, rien de plus que le droit de respirer, comme n’importe quel être humain. Je ne nourris aucune haine, aucune rancœur. Je comprends votre combat mais je ne peux rien faire pour vous tant que je reste enfermé dans ce cachot. Je suis des vôtres, un Basque amoureux de la liberté et de sa patrie. Je crois en la liberté. Comme vous. Ne le comprenez-vous pas ? Je confesserai mes péchés. J’expliquerai à tous la justesse de votre cause. S’il vous plaît, laissez-moi partir ! Pourquoi ne pas en finir avec cette torture ? Cette folie ne sert personne. Vous ne faites qu’alimenter la fureur de ceux auxquels il reste suffisamment de pouvoir pour contrecarrer vos plans. Je vous supplie de me laisser partir. C’est injuste ! C’est injuste ! Vous ne pouvez faire ça à un être humain. Vous devrez payer pour vos crimes. Vous m’entendez ?
Laisse tomber, Iñaki ! Ils ne t’écoutent pas. Peu leur importe. Tu es une forme anonyme, un être sans âme, un objet inerte. Fuir ! Fuir avant de perdre mes dernières forces.
***
Oui… c’est ça… je dois creuser un tunnel ! Un tunnel ? Tu n’y penses pas ! Mais si, c’est une bonne idée, une très bonne idée, même. C’est facile à dire ça, creuser un tunnel, mais comment ? Réfléchis, Iñaki ! D’autres sont passés par là. Tu dois pouvoir y arriver.
***
J’ai lu quelque chose à ce sujet. Ou alors c’était un film. Oui, un film. L’histoire d’un avocat accusé d’avoir tué sa femme. Le quidam clamait son innocence mais personne ne le croyait. Il réussit à susciter la sympathie des gardiens à force de diplomatie et obtint le droit de décorer sa geôle avec une star de ciné postérisée. Je ne me rappelle plus le nom de cette étoile mais elle appartenait à la caste des femmes fatales. À la fin, l’avocat se fait la belle en passant par un tunnel qu’il a creusé à l’aide d’un petit marteau, un cadeau de la femme du directeur amoureuse de ses sculptures de pierre. Si cet avocat y est parvenu, je dois en être capable.
Tu rêves, mon pauvre. Tu as l’affiche et le bruit de la machine infernale pour te couvrir, certes, mais pas le marteau. Que pourrais-tu faire avec des couverts en plastique, une brosse à dents en plastique, des seaux en plastique ? Les seaux en plastique ! Ça ne doit pas être trop compliqué d’enlever une anse en métal. En forçant un peu…
L’anse se laisse faire sans trop protester. Reste à trouver un point faible à attaquer. Une partie du mur du fond, là où ils ont collé le Guernica, est en maçonnerie. Sans doute un rafistolage. Il y aura bien l’une ou l’autre jointure friable. Là ! à environ un mètre du sol, le mortier est abîmé. Ce mur a été monté à la sauvette par des amateurs. Des joints à la chaux. Tant mieux pour moi. Oui, ça s’effrite. C’est laborieux, mais ça s’effrite. Bon, il y a un filon. Maintenant, le camouflage. L’affiche. C’est ce que je pensais : fixée avec des pastilles de mastic. Je n’aurai aucune peine à la déplacer. Reste à régler le problème de leurs intrusions intempestives. Je ne les entends que lorsqu’ils ouvrent la porte. Ça me laisse très peu de temps. Je vais mettre la chaise et la table devant le chantier. S’ils entrent, je feindrai de remplir une de ces grilles de mots croisés de leur saloperie de journal. Dès qu’une clé fouille la serrure, je planque l’anse sous le journal et je prends la pause du cruciverbiste.
La chaux cède, centimètre par centimètre. Gratter, une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix secondes. Écouter. Pas de signe de vie. Gratter, une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix secondes. Écouter. Déjà une tranchée de cinq bons centimètres de profondeur sur cinq de long et un de large. Ça prend forme. De dix secondes en dix secondes. Dix secondes ? Ont-ils vraiment besoin de dix secondes pour ouvrir la porte. Ne serait-ce pas plutôt cinq secondes ? J’aurais dû prêter attention à ce détail. S’ils me surprenaient ? Tout espoir serait perdu. Cinq secondes. Cinq secondes, ça devrait aller. Gratter, une, deux, trois, quatre, cinq secondes. Écouter. Cinq secondes. Pas de signe de vie. Gratter, une, deux, trois, quatre, cinq secondes. Écouter. Pas de signe de vie. Cinq secondes. Et si c’était trois ? Concentre-toi, Iñaki ! Combien de temps te faut-il pour ouvrir une porte ? Pas plus de trois secondes. Ne te mens pas ! Gratter, une, deux, trois secondes. Écouter. Cinq secondes. Pas de signe de vie. Gratter, une, deux, trois secondes. Pas de signe de vie. Vraiment ? J’entends une clé. Non. Tu es sûr ? Non. Je ne sais pas. Arrête ! Arrête, Iñaki ! Pas comme ça. Tu deviendras fou avant d’avoir pu desceller la première brique. Ce n’est pas possible. Il faut trouver autre chose. Marche ! Marche ! Tu as toujours adoré marcher. Ça te libère l’esprit. Combien de problèmes n’as-tu pas résolu en marchant ? Souviens-toi de cette proposition de rachat par ce groupe finlandais. Tu ne savais plus à quel saint te vouer. Et chacun y allait de son rapport, de son argumentation solidement étayée, le directeur financier, les banquiers, la guilde, ta femme. Toi, un homme de bien, la fermeté personnifiée, en proie au doute. Tu es monté dans ta berline allemande, cap sur Urgull. Marche, Iñaki ! Marche ! Imagine-toi sur les hauteurs de la baie et affranchis-toi de tes craintes. Vide ton esprit. Laisse-toi bercer par ce vent calme, apaisant. Le calme, oui, le calme. Le calme revient chaque nuit. La machine se tait. Il n’y a pas de shifts dans l’atelier qui écrase ma cellule. La nuit, la machine se tait et le calme revient. La nuit, mes hôtes dorment. Ils m’apportent un repas, laissent passer une ou deux heures, ou peut-être trois, peu importe, et éteignent. La nuit. L’obscurité sera mon alliée.
***
C’est sûr que c’est beaucoup mieux comme ça. Je peux travailler à ma main sans m’arrêter toutes les trois secondes. Ça avance beaucoup plus vite. J’ai déjà dégagé la chaux sur les deux longueurs et sur une partie d’une des hauteurs de ma première brique. Encore un petit effort, et j’aurai une prise suffisante pour la faire bouger et m’épargner la taille du dernier joint.
Quelle heure peut-il être ? J’ai perdu la notion du temps à force de ferrailler. J’ai les paumes et les avant-bras endoloris. Encore heureux que j’aie eu la bonne idée de changer de main régulièrement. C’est indispensable si l’on veut éviter la surcharge. C’est un des principes fondamentaux de tout ouvrage : l’équilibre des moyens, surtout quand l’outil est le corps humain. L’équilibre et le respect de son rythme. Ne pas forcer la cadence. Je suis engagé dans une course de fond. Je ne dois pas me griller. J’ai mis du temps à comprendre les lois de l’endurance. C’est une question de maturité.
Elle commence à bouger. Encore quelques coups et l’affaire sera dans le sac. J’aurai le temps de terminer avant le réveil du monstre. Ses grincements métalliques marqueront la fin de ma nuit de labeur, l’heure du sommeil réparateur. Ça vient. Allez ! L’estocade. Oui, elle cède. Un beau créneau d’environ vingt centimètres de large sur sept de haut et dix de profondeur se dessine. C’est une belle brique ! Je n’ai jamais vu une si belle brique. Je ne me rappelle pas plus beau trophée.
Je vais en rester là pour le moment. Je n’aime pas m’arrêter n’importe où. J’aime les étapes franches et claires, pas les demi-mesures. Une brique c’est une unité tangible, aux dimensions univoques. Une brique c’est une réalité indubitable, une preuve concrète et bien délimitée d’une avancée. Si je continuais, je risquerais de me retrouver au milieu du gué, avec une demi-brique dans mon escarcelle, voir un tiers, voir, pire, une fraction indéterminée de brique. Que ferais-je d’une valeur indéterminée ? Comment mesurais-je l’ampleur de ma première victoire ? Non, je ne peux admettre ça. Mieux vaut s’arrêter là et y revenir gonflé à bloc.
La brique retourne d’où elle vient, glissée, sans plus, entre ses consœurs. Le Guernica se laisse faire sans protester. Le mastic n’est plus très frais mais il tient le coup. L’illusion est parfaite. Ils n’y verront que du feu. De toutes façons, ils ne s’attardent jamais dans mes appartements. Ils déposent la nourriture, emportent les seaux s’ils sont pleins, renfloue le rayon mercerie au besoin, et s’évanouissent aussi vite qu’ils sont apparus. Ce ne sont pas des maniaques de l’inspection.
Je vais les attendre, attendre leur visite, rendre hommage à leurs approximations culinaires, avant de me payer un roupillon bien mérité. Je m’allonge sur le matelas. Tout est tranquille. La machine est muette. Mon corps se relâche. Je suis fourbu mais heureux. Une lueur d’espoir vibre là-bas, derrière cette table et cette chaise, derrière cette reproduction bon marché de l’œuvre majeure de Picasso. Je ne me suis jamais senti aussi bien depuis l’enlèvement.
***
« Allez Julén, c’est à toi ! ». Il se lève, tire sur les pans de sa veste, se lisse la mèche du bout des doigts, avance, un peu raide, vers le tabouret, se retourne et salue le public. Quelques timides applaudissements lui répondent. Il cherche le regard de sa mère, croise mon sourire bienveillant, me renvoie une moue sérieuse et concentrée, pleine de l’importance du moment, nous tourne le dos, se cale sur son tabouret, bien droit face au clavier, ferme les yeux, étend calmement les bras. Olga glisse ses doigts entre les miens et les serrent doucement, sans quitter notre fils des yeux.
- Maman, je pourrai jouer cette pièce que tu aimes tant ?
- Laquelle, mon chéri ?
- Celle de Debussy, la première Arabesque.
Olga avait retenu ses larmes. Moi aussi. « Votre fils a un don, tout simplement. Certains enfants ont des facilités, une sensibilité, une bonne oreille ; Julén a un don. La musique est en lui et ne demande qu’à sortir. Et quand il lui donne forme, avec ses doigts, avec son cœur, Julén est heureux et il rend heureux les gens qui l’écoutent. » Une lueur intense éclairait le regard d’Olga. Il batifolait bien au-delà des lunettes sévères et démodées d’Imelda Larios Galdos, premier prix de Conservatoire supérieur royal de musique de Madrid, professeur au Conservatoire de Saint-Sébastien, concertiste internationale. Elle avait accepté de l’écouter pour faire plaisir à un vieil ami. Elle avait renoncé à travailler avec des enfants, « mais là, il s’agit d’un cas de force majeure. De pareils talents, on peut ne jamais en rencontrer. Je serais folle de laisser passer ce présent ».
Les doigts de Julén libèrent une cascade douce et rafraîchissante. Un nuage de bonheur flotte sur l’assemblée. Les notes rebondissent sur les faisceaux de lumière que le soleil matinal projette dans la salle des réceptions. La flûtiste dépêchée par la mairie écarquille les yeux. Son patron jubile sous sa moustache fournie mais parfaitement peignée. La cérémonie ne pourra qu’être réussie avec une telle entrée en matière.
La dernière note retombe et déclenche une bordée d’applaudissements. Julén se lève, salue et vient s’asseoir, les joues légèrement empourprées, à côté de sa maman. « C’est magnifique, mon grand », lance Raúl, son parrain, le meilleur ami d’Olga, son ange-gardien, en le gratifiant d’une tape complice, sur le sommet du crâne.
Le maire nous invite à le rejoindre à la table des délibérations derrière laquelle il se tient, solennel mais débonnaire, un pense-bête posé devant lui, les articles du Code civil qu’il va nous lire : nos droits et obligations de futurs époux. L’offrande de Julén continue de planer au-dessus des têtes. Cette journée est marquée du sceau du bonheur, un bonheur serein, décontracté, radieux, doucement radieux, sûr de son fait. Il a frappé à la bonne porte. Ces deux-là s’aiment comme la terre gravite autour du soleil. C’est une évidence. Il n’y a rien à dire. Il n’y a qu’à savourer et se laisser emporter par ces sourires.
Olga avait voulu attendre, laisser le temps à Julén d’avoir suffisamment grandi pour réaliser ce qui se passerait et graver ce jour dans sa mémoire. Elle avait rêvé de noces simples avec la famille, ce qu’il en restait, et les amis les plus proches, une trentaine de personnes, tout au plus. Elle avait imaginé une cérémonie sans chichi à la mairie et un repas sans prétention dans le verger de notre chalet. Tout serait nouveau pour moi qui m’étais marié devant plus de trois cents personnes, dont je ne connaissais pas la moitié, dans une église froide et grandiloquente animée par une confrérie chagrine et hautaine. Tout serait nouveau et si bon. Mieux que dans le meilleur de mes rêves.
Le discours du maire est à la hauteur des circonstances, sans effets de manche, direct, teinté de quelques pointes d’humour. Nous ne sommes plus des enfants que l’on doit bercer d’illusions et de conseils inutiles. On ne doit plus nous indiquer le chemin. « Je vous déclare unis par les liens du mariage ». Poignées de main. Applaudissements. Accolades et rires. Pour peu, le maire nous accompagnerait jusqu’à Hondarribia si sa charge lui en laissait la possibilité. Il adore le coin. Un homme de goût.
Pour la plupart des convives, c’est une découverte. « Tu nous l’avais bien caché, mon salaud ! ». « Mince, mais il est magnifique cet endroit ! Comment avez-vous déniché ça ? ». Isabel contemple le verger, un peu à l’écart. Je lui propose une coupe de Cava, au diable Alzheimer, et l’invite à nous rejoindre à table, une longue table en forme de u sous les pommiers en fleurs.
Olga est resplendissante. Elle glisse entre les convives, toute charme, laissant sur son passage des effluves de félicité. Elle a gardé sa robe, une robe crème, droite, sans fioriture, mais terriblement élégante, un héritage qui lui a noué la gorge quand elle l’a sorti de sa boîte en carton à l’ancienne, de cette époque où l’on savait faire des emballages pour les objets qui comptent vraiment. « Je ne veux pas de ces meringues qu’on nous inflige. Je veux quelque chose de simple, qui me ressemble, qui nous ressemble ». Elle trouve toujours les mots justes, juste ce qu’il faut de mots. Elle flotte sur un nuage, pas trop haut, à quelques centimètres du sol, d’où elle peut laisser rayonner sa joie de vivre. Julén fait circuler les amuse-gueules. Il est aux anges. Le voilà devenu un presque adulte. On le complimente pour sa prestation. Il joue les maîtres queux de sortie. « Je vous conseille le chorizo ; il est délicieux. Si vous voulez du vin rouge, il y en a là, sur la table, sous l’auvent. On m’a dit qu’il est vraiment succulent ». Sept ans à peine et déjà son pesant d’homme. Olga s’assied entre Julén et moi : les deux amours de sa vie. Son père a fait le voyage de France avec sa deuxième femme, beaucoup plus jeune que lui. « Oh, je n’aurais jamais cru divorcer mais l’usure du temps, vous me comprenez ? ». Il sait parfaitement que je le comprends. Les parallélismes favorisent les complicités. Et moins de dix ans nous séparent…
La procession des entrées commence : rien de sophistiqué, du champêtre : salades folles, charcuterie variée, terrines de canard aux olives, tortillas de patatas, empanadas de bonites, et ces verrines avocats crevettes mangue citron coriandre, que tu as tenu à préparer toi-même, du comme chez soi, mais de la qualité, ça oui, de la qualité. Et de l’amour. À profusion ; il ne doit manquer de rien. « Vous nous gâtez, c’est Byzance ! ». « Madre mía, ces verrines sont à mourir de plaisir ! ». Un dernier plateau, porté à bout de bras par un homme dont je n’avais pas encore remarqué la présence, précédé d’un fumet très familier : lentilles et choux. Patrizia et Iker tirent une tête jusque par terre devant le dernier venu. Je me tourne, interloqué, vers Olga.
- Mais, euh, c’est toi qui as commandé ça ?
- Eh alors, Iñaki, on a fait des folies de son corps pendant toute la nuit, et on arrive plus à se lever ! Il est quatorze heures trente. Tu vas rater la becquetance, si tu te bouges pas le fion. Ce serait trop con. Aujourd’hui, c’est des lentilles et du choux, p’tit veinard, va !
Le cagoulé se fend d’un rire bien gras, dépose le plateau, une cruche d’eau et s’en va, content de sa plaisanterie. Ça pilonne à tout rompre dans la cage au lion. Je respire le plus profondément possible pour faire descendre les pulsations. Le con ! La brutalité avec laquelle il m’a fait retomber sur terre ! Tortionnaire ! Briser un si beau rêve. Avec tes saloperies de lentilles.
Et pourtant, il faudra bien que je les mange. Je dois prendre des forces. Je n’ai encore qu’une seule brique à mon palmarès. La nuit sera longue.
***
J’ai réussi à piquer un autre somme après le déjeuner. Je suis chargé à bloc. Ce rêve était un signe. Je n’en ai pas eu de pareil depuis mon arrivée. Je dois aller de l’avant. La liberté est là, qui m’appelle de l’autre côté du mur. Vous m’attendez, à quelques briques à peine. La bête s’endort. J’attaque les joints comme un forcené. Sortir d’ici ! Je vais sortir d’ici. Du calme, le chemin de croix sera long. Creuse, Iñaki, creuse ! La chaux cède sans opposition. La chaux est mon passeport vers la lumière. Creuse, Iñaki, creuse !
***
- Eh ben quoi, le taulard, on nous fait un jet lag carabiné ! Tu retombes en adolescence, ou quoi ? Mais qu’est-ce que tu fais de tes nuits, hein !?
Se sont-ils rendus compte de quelque chose ? Ils flairent un coup tordu, j’en suis sûr. Non, c’est juste une pose. Ils ne savent plus quoi inventer pour me provoquer. S’ils avaient réellement des doutes, ils me presseraient de questions ou ils fouilleraient la cellule, ou les deux. Pas maintenant ! Je touche au but. J’ai dégagé un espace suffisant pour m’y glisser, et sur quatre épaisseurs. Il ne doit plus rester grand-chose. Une question de deux ou trois jours, tout au plus et bye bye Iñaki.
***
***
Toutes les briques s’étalent à mes pieds, couvertes de la sueur que je répands depuis plusieurs heures. Toutes les briques ! Toutes. Le doute n’est plus possible ; les briques sont adossées à un mur en béton. C’est foutu. Mon seul espoir de sortir d’ici. C’est foutu. Je suis définitivement à leur merci. Tout ça n’a servi à rien d’autre qu’à m’enfoncer encore plus, comme un animal pris dans des sables mouvants qui se débat désespérément jusqu’au moment où il se rend compte que chaque mouvement l’entraîne vers le fond. Je touche le fond. J’ai envie de tout démolir. Et je ne peux même pas crier. Ils viendraient. Ils se méfieraient. Ils finiraient par découvrir ce moignon de tunnel et me le feraient payer, pour me rappeler qui dirige la manœuvre, me dissuader d’entreprendre quoi que ce soit d’autre, justifier leur présence. Olga ! Olga, je suis désolé. J’aurais tellement voulu. J’ai tout fait pour. Ils sont plus forts que moi. Je ne peux rien y faire. Je suis désolé. Je meurs d’envie de te serrer dans mes bras, de vous serrer tous les deux dans mes bras. Olga ! J’ai peur. Je suis perdu. Je n’ai plus le courage. Je n’en peux plus. Je veux en finir. Je veux que tout ça s’arrête. Je n’en peux plus. Je suis désolé.
***
J’ai tellement dormi que je n’ai pas touché à mon déjeuner quand l’estafette de service m’apporte mon dîner.
- Monsieur Etxeberría ! ça ne va pas ? Vous n’avez rien mangé. Vous n’avez fait que dormir toute la journée. Vous êtes malade ?
- Non, non. Je vais bien. Je n’avais pas faim, voilà tout. On ne peut pas dire que je sois très sollicité dans cet endroit. Mon appétit s’en ressent. D’autant que le menu n’est pas très varié.
- Je comprends. J’en toucherai un mot au cuisinier. Je suis sûr qu’il doit y avoir une solution. En attendant, manger au moins ces sandwiches. Ils sont excellents. Vous devez faire attention à vous, monsieur Etxeberría.
- Mais, dites-moi, vous êtes nouveau ici, non ? Il ne me semble pas vous reconnaître. Et dieu sait que j’ai appris à vous distinguer, depuis le temps.
- Je vous en prie, monsieur Etxeberría, nous devons nous en tenir au strict minimum. Moins vous en saurez sur nous, mieux nous nous porterons, vous comme nous. Vous comprenez ?
- Je comprends parfaitement. Seulement, je n’ai pas été habitué à de tels honneurs depuis mon entrée sous les ordres. Vos acolytes ne sont pas bavards et encore moins affables. Mais vous, c’est différent. Je sens qu’un dialogue est possible, que nous pourrions même arriver à nous entendre.
- Ne vous méprenez pas, monsieur Etxeberría, je suis exactement comme les autres, et aussi décidé qu’eux, si pas plus, même si je prête un peu plus attention aux formes. Question d’éducation sans doute. On ne peut renier ses origines.
Le novice s’en retourne d’où il vient sans plus m’adresser la parole. Je l’ai peut-être vexé. Les plus jeunes sont les plus virulents lorsque leur crédibilité est en péril. La peur d’être mal vu par leurs pairs. Le monde des truands n’est pas très différent de celui des honnêtes gens. Les ressorts sont les mêmes. Seule leur tension diffère… et les conséquences de cette tension.
***
Aujourd’hui, ce sont des haricots blancs, et… et… mais oui, ça alors… du veau ! Ça baigne joyeusement dans la graisse. Ça me change du rata standard. Étrange tout de même, toutes ces attentions. D’abord, ce jeunot aux bonnes manières qui daigne me consentir un brin de causette. Puis cet effort culinaire. Ils veulent m’amadouer. Ils ont senti quelque chose mais ils n’ont pas réussi à identifier la cause de leur malaise. Ils sont déstabilisés. Moins robustes qu’ils veulent le paraître. C’est peut-être ma chance. Si je n’y suis pas arrivé par la ruse, j’y parviendrai peut-être par la force. Il ne m’avait pas l’air bien épais le néophyte, ni physiquement, ni mentalement. Si j’osais. C’est dangereux mais qu’est-ce que j’ai à perdre ?
J’attendrai que le jeunot revienne. Je l’attaquerai à la gorge. Je l’étranglerai silencieusement. Je les tromperai. Je ne dirai rien. Je trouverai un pistolet abandonné sur la table. Il y aura sûrement une table. Je saisirai l’arme et les menacerai. Si nécessaire, je tirerai, aux jambes ou à la tête. Je prendrai un otage pour couvrir ma fuite. Oui, un otage. Juste retour des choses. Ils en resteront bouche bée. Ah, ah ! oui ! c’est ça, Iñaki !
C’est ça, Iñaki. Échauffe-toi un peu. Ils en ont encore pour un bout de temps. Ce qu’il faut pour te préparer. Je savais que je devais conserver la forme. Je dois m’évader sinon je suis perdu. Je dois prendre l’initiative, les amener là où ils ne m’attendent pas. Je feindrai une totale soumission. Il ne fera même pas attention à moi.
J’attendrai que le jeunot revienne. Je reconnaîtrai son pas léger. C’est celui qui offrira le moins de résistance. Quand descendra-t-il ? Ça peut prendre des heures. Non, non, ça devrait aller vite. Du calme, Iñaki ! Tous les combattants savent ça. Bats-toi avec la tête. Et le corps, bien sûr, mais sans le cœur, sans les sentiments. Les sentiments nous perdent dans ces moments. Tu dois te transfigurer, devenir une froide mécanique.
Combien mesure-il ? Il est un peu plus petit que moi, et plus fluet. N’empêche, mieux vaut frapper vite et fort. J’aurai l’avantage de la surprise. Il ne s’attend sûrement pas à une attaque. Le facteur surprise. Il a permis de gagner de nombreuses batailles. La détermination. Il n’y a de victoire sans détermination. Audace. La clé est là. Tu es le plus fort parce que tu le veux, parce que tu as tout à gagner et rien à perdre.
Quand t’es-tu battu pour la dernière fois ? Ça remonte à plus de trente ans. Un abruti qui s’énervait à un carrefour parce que j’avais cédé une priorité. Je lui avais cassé les dents. Il l’avait cherché. Il était sorti de sa poubelle et avait commencé à façonner l’une des roues de ma voiture à coups de pied. Il avait fait mine de s’en prendre à mon pare-brise. J’avais bondi hors de l’habitacle. Il avait reculé, dans un premier temps, avant de me défier. Il avait esquissé un crochet et s’était retrouvé avec mon poing droit dans les mâchoires. Il s’était effondré dans un bruit de porcelaine brisée. Il était madrilène. Les madrilènes ont une grande gueule. Il avait mis trente secondes à retrouver ses esprits et dix de plus à se mettre à pleurer ses dents perdues. Il n’avait entamé aucune poursuite. Il faut être con pour se lancer à l’eau sans savoir nager. Quand on n’y connaît rien à la baston on la ferme ou l’on tente de prendre le dessus avec des moyens plus civilisés, comme les insultes. Ça leur va bien les insultes aux merdeux. Le chien qui aboie ne mord pas. Moi, je n’aboie pas. Je me tapis dans le silence, et j’attaque.
***
Viens ! Approche !
Avant qu’il ne dépose le plat sur la table.
Maintenant !
Je bondis, le saisis à la gorge. Il laisse tomber l’assiette et la bouteille d’eau, qui se fracassent sur le sol. Mes mains s’enfoncent dans la chair. Il ne moufte pas. Il m’envisage, étonné, comme si je commettais un acte absurde. Il n’a pas l’air de souffrir, encore moins de suffoquer. J’étrangle. Encore. Deux puissantes serres me broient les poignets. Il rompt l’encerclement sans le moindre effort et me fait valser sur le matelas d’un coup de pied dans l’estomac. Un autre coup de pied, dans la figure, cette fois. « Fils de pute ! Qu’est-ce que tu veux, sale fiotte ? Que je t’éclate la gueule ? C’est ça que tu veux ? ». Un nouveau coup de pied dans la figure, puis deux autres dans le thorax. Je ne peux plus respirer. Un geyser de sang me jaillit du nez. « Si tu refais cette connerie, je te bute, compris ? Et maintenant, ramasse la bouffe que t’as balancé par terre. Et l’eau, t’as qu’à la lécher, chien ». Il grogne et disparaît dans un claquement de porte emphatique.
***
Je lèche mon sang. Il goûte les épinards. Il m’a cassé le nez, et une ou deux côtes, sans doute. C’est raté. Qu’est-ce qui a foiré ? J’avais pourtant pensé à tout. Sauf à mon propre corps. Je n’arrive même plus à tenir debout. Je suis vidé. Je ne pourrais même pas porter mon fils. Ils m’ont sucé la moelle. J’ai mal au nez. J’ai mal aux côtes. Je parviens à peine à respirer. Il ne manquait plus que ça.
***
J’ai envie de dégueuler mais j’ai le ventre vide. Je n’en peux plus de cette nausée. Je vomis de l’air, de la salive, du sang, de la bile. Peu importe le nom, ça fait mal. Je vomis des larmes de rage et d’impuissance. Quelle souffrance ? La vulnérabilité, le sentiment de la soumission totale au jugement de créatures paranoïaques et psychopathes. Le reflet de la mort dans un miroir sans tain. Je suis à leur merci. Je n’y peux rien. J’ai échoué aujourd’hui. J’échouerai demain. Je m’affaiblis jour après jour. Le sang coagule. J’ai taché le matelas. Ça réveillera les requins qui nagent entre les ressorts et surgissent au milieu de la nuit pour dépecer mes rêves les plus doux.
***
Il m’a retourné comme une crêpe. Voilà ce qui arrive avec cette vie sédentaire, avec cette civilisation dont nous sommes si fiers. On en oublie les précautions les plus élémentaires. Nous confions notre sécurité à des professionnels, à des organisations désincarnées et nous nous retrouvons sans recours quand nous devons passer à l’action. Des brebis, cette civilisation nous transforme en brebis, perdues sans la protection des chiens, ces chiens qui nous mordent quand ça leur chante.
J’aurais dû m’y prendre autrement. Frapper directement au larynx, sans pitié. C’est ce que je ferai la prochaine fois. Je ne lui laisserai pas la moindre chance.
***
Quelle prochaine fois ? Il n’y aura pas de prochaine fois. Ils ne se laisseront plus surprendre. Ils seront sur leurs gardes. Tu as échoué. Ils seront deux. Tu ne pourras rien faire. Ils viennent. Ils sont deux. Le louveteau et le chef de meute.
« Qu’est-ce que j’entends ? On veut jouer les durs à cuire ? Regarde-toi, loqueteux ! Tu pourrais pas faire dix mètres sans t’écrouler. T’es qu’un étron et rien d’autre qu’un étron et tout ce que tu as à espérer c’est qu’on t’écrase pas sur le champ. Pigé ? Si tu tentes quoi que ce soit contre mes hommes, je réponds plus d’eux, tu m’entends ? Ce sont des guerriers et faut pas leur chatouiller les couilles. Vu ? ».
C’est tout vu. De toute façon, je sais que vous me détruirez quand ça vous prendra, quand j’aurai fini de servir la cause.
- Je veux un médecin. Il m’a cassé les côtes.
- T’es pas en position de demander. Les côtes, ça casse pas comme ça, là. Ce qu’y a, c’est que t’es une lopette. T’as qu’à rester tranquille et ça passera.
- Bon, ben, on fait quoi là ? demande le gamin.
- On ramasse tous ces putains de morceaux de verre et de porcelaine, dès fois que ça lui prendrait de s’en servir pour faire une connerie de plus, et on se tire.
***
La nourriture est dispersée sur le sol. Je devrai attendre quelques heures encore. Inutile de creuser l’humiliation. Ils veulent me faire croire que je suis un chien. Je tiendrai le coup. Je suis un homme. Je ne boirai pas non plus. Les êtres humains ne lapent pas les flaques. Les chiens non plus si on leur en laisse le choix. Ils préfèrent l’écuelle. Il est vrai que certains spécimens, plus rétifs, continuent de regretter l’état sauvage mais la majorité se range à la discipline de la civilisation.
La civilisation est restée aux portes de mon tombeau. Ils sont la négation de la civilisation. Ce sont des barbares. Même pas. Les barbares avaient de la noblesse. Pourquoi l’homme doit-il nier sa condition ? Nous devons nous élever au-dessus de la bête, pas ramper au-dessous. L’animal est animal parce qu’il ne sait pas qu’il est animal. Son unique savoir est son instinct. Il répond à un scénario établi pour l’éternité. Un animal ne sait pas, il sent. L’homme sait. Il lui en a coûté des siècles pour ne pas dire des millénaires, mais il sait. Il sait du haut de son passé, de son présent et, pour les plus avisés, de son avenir. Mais qu’est-ce qu’un animal qui sait qu’il est un animal ? Une impossibilité. Le savoir et l’animal ne peuvent coexister. Le savoir doit convertir l’animal en homme, ou quelque chose qui y ressemble. Mais ils ont perdu tout trait d’humanité. Il ne leur en reste que l’apparence, et ce savoir oublié.
Le savoir ne peut être détruit. Il doit être là, qui palpite lentement, attendant son heure. Il pleure à voix basse, trop basse pour que ses maîtres l’entendent. Ils ont trahi le savoir, donné pour mort sous les cendres de l’incendie qu’ils ont provoqué, sous les tombes qu’ils ont remplies, sous les cris qu’ils ont étouffés. J’ai faim. J’ai soif. Je ne céderai pas. Ils ne m’ôteront jamais la dignité.
10. SENS DESSUS DESSOUS
- Il s’est chié dessus, le con !
- Laisse-le mariner dans son jus ; ça lui apprendra. Quand il pourra plus respirer, il nous demandera pardon en chialant.
Quand je ne pourrais plus respirer ? Pourquoi ne pourrais-je plus respirer ? Je respire, tout ce qu’il y a à respirer, pas grand-chose à vrai dire. Ils me rationnent l’air, comme le reste, et même les odeurs, amalgame désespérément constant de moisissure et de tristesse. Là, pourtant, je n’avais rien décelé de suspect. Au réveil, j’ai senti quelque chose d’humide, de mou et de tiède dans mon caleçon mais je pensais que c’était le nid de fourmis qui me pousse entre les fesses quand je reste trop longtemps en léthargie. J’ai cru que les fourmis ne voulaient pas retourner dans les profondeurs.
Ils étaient furieux. Peut-être ma distraction les déciderait-elle à en finir avec moi ? Je l’ai désiré de toutes mes forces. Une fraction de seconde mais de toutes mes forces. Que mon supplice s’achève, fût-ce pour une trace de freinage dans mes hardes les plus intimes.
Ce qui m’étonne, c’est que je n’ai rien senti. La merde, ça sent. En plus, la mienne était assez répugnante ces derniers temps. Le chou doit avoir transformé mon appareil digestif en creuset de sécrétions méphitiques. Mais ça ne m’explique pas le pourquoi de ma négligence olfactive. Un accident sans doute.
L’odeur de la merde m’a toujours interpellé. Celle de Patrizia était légère et fraîche. Ce jour-là, devant le lange maculé, j’ai pu vérifier une loi fondamentale de la condition humaine : l’odeur de notre merde tend à se détériorer à mesure que nous nous rapprochons de la tombe. L’odeur corporelle aussi. Un bébé est un croissant sorti du four, une pêche tombée de la branche, du lait pompé du sein maternel, du coton fraîchement coupé. Un vieux est une souche pourrie par une pluie ininterrompue, une entrecôte oubliée sur une table, une huile rance, une nappe de naphtaline dans un couloir d’hôpital.
On ne sait jamais. Je vais pisser, histoire de vérifier que mon appendice facial fonctionne toujours.
J’entends le crépitement irrégulier de l’urine contre les parois du seau, mais je ne sens rien. C’est sûrement à cause du flot continu d’eau qu’ils m’injectent méthodiquement depuis le premier jour. Il a essoré ma vessie, l’a débarrassée des flaques d’alcool croupi. Cela dit, l’ingestion excessive de chou devrait avoir affecté ma production urinaire. Enfant, je reniflais fréquemment mon urine pour mesurer son degré d’acidité. Une méthode de contrôle que j’avais commencé à appliquer le jour où mon père m’avait obligé à avaler une botte entière d’asperges me laissant seul face au verdict sans appel d’une urine aux relents d’usine chimique.
Dolores puait la saleté, la tache de sueur colée à l’aisselle, la crasse coincée entre les doigts de pied, le morceau de jambon calé entre deux molaires, la liquette trop longtemps portée. On chuchotait sur son passage. On se battait pour ne pas s’asseoir à ses côtés. Claudio, un Argentin bellâtre, intelligent et fat, se sacrifiait le plus souvent, par compassion pour les plus faibles. C’était peut-être une maladie et il valait mieux ne pas se moquer. « Oui, c’est la maladie de la douche bouchée », lui rétorquions-nous. Il haussait les épaules et s’obstinait dans son œuvre de miséricorde.
C’est irrévocable. Mon urine ne sent rien. Les murs non plus. Il doit y avoir une rivière ou un réseau d’égouts. Ma cellule transpire l’eau. Des perles transparentes m’imprègnent la peau et les os, me glacent les sangs, m’inondent les poumons. À chaque jour sa cargaison de glaires vertes, jaunes, blanches. Une aiguille me perfore le thorax chaque fois que j’inspire trop profondément. Comme aux moments les plus noirs de mon addiction au tabac.
Mon père l’avait congédié. Ou plutôt, il avait congédié mon père. Il était mort. Le sien aussi et, pourtant, elle continuait. Une si généreuse poitrine complètement gangrénée sous l’éclatant tissu. Un cimetière à ciel ouvert. Ils sont là, dans la rue, par milliers, le ventre éclaté, la jambe écrasée entre deux dalles. Combien sont-ils ? Des millions de mégots. Chaque jour. Je ne pensais pas en arriver là. Quand ai-je commencé ? Tard. Mais il n’est jamais trop tard. Pourquoi ? Je ne m’en souviens plus. Ah oui ! Pour impressionner une fille. Partager le temps suspendu. Remplir les blancs. Méditations. Postures. « J’aime cette odeur d’ouvrier ». Elle m’embrassait avidement et plongeait une main dans mon caleçon.
Grand il ne l’était pas, vieux si. Il effleurait le plus discrètement possible le marbre lustré. Une dizaine de clients bivouaquaient devant les guichets. Ils ne l’avaient pas remarqué. Qui remarque-t-on dans une succursale de banque ? Des mots métalliques. Des têtes qui se tournent. Des regards qui se détournent. Des phrases courtes, pénibles. Une béance dissimulée derrière un mouchoir de soie.
Je jetais mes paquets dans les poubelles. Il en restait mais tant pis ou tant mieux. Je ne sais plus combien de fois j’ai répété le geste. Discipline. Volonté. Se convaincre de l’existence d’une autre voie.
Les dernières marches étaient pénibles. Je me le devais. Faveur consentie au condamné. Connerie. Comme si se faire exploser la tronche pouvait être l’ultime volonté. Conditionnement. Des milliers de kilomètres de pellicule. Des tonnes d’affiches au profit d’une sinistre dictature. Envie de vomir après le repas. Des picotements à la langue. J’ai arrêté. Je me le devais. Ça ne me plaisait même pas. Je ne savais même plus pourquoi je le faisais. J’avais perdu tout contrôle. Être humble. Reconnaître qu’on ne peut la vaincre. Je me le devais. Je me le suis permis. Je me suis senti si bien.
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Je ne sens plus ma propre haleine. Il y a quelque chose qui cloche. J’ai toujours été très sensible à ma production buccale. Je repérais la plus infime nuance d’ail dans les épinards aux pignons que préparait la grand-mère pour nous attirer chez elle.
Alicia adorait l’ail. J’ai dû renoncer à elle. Je ne supportais plus ses baisers. Elle disait que l’ail facilite la circulation. Je lui répondais qu’elle devrait choisir entre sa circulation et moi. Elle a préféré son sang. L’amour est fragile.
Je ne sens plus mon haleine. Il y a quelque chose qui cloche. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt !? Un refroidissement. Un simple refroidissement. Le manque d’espace te rend marteau, Iñaki. Tu deviens paranoïaque ou plutôt hypocondriaque. Un simple refroidissement.
Une pétoire, ça ne sent rien. Le métal, ça ne sent rien. Rien d’autre que le froid. Le froid ne sent rien. Ça sent le froid, le fer, le sang frais. Ça goûte le fer quand il coule de la blessure. Ça ne sent rien.
Roberto avait le crâne comme l’écorce lunaire, criblé de cratères. Il ne se passait pas une semaine sans qu’il se prenne une pierre sur la tête lors de l’une de nos batailles rangées avec la bande du quartier voisin. La première fois, il s’est effrayé. Il s’est mis à crier comme un dingue, le visage barbouillé de carmin. La deuxième fois, il s’est lamenté sur son sort, sur la malchance qui s’acharnait contre lui. La troisième fois, la vue du sang l’a fait sortir de ses gonds et il s’est payé le scalp du chef de la bande rivale, ce qui a momentanément mis fin à ses incursions punitives.
Une pétoire ne sent rien, à moins qu’elle n’exerce son funeste office, qu’elle ne laisse parler la poudre. Que sent la poudre ? Peu d’entre nous le savent vraiment : les soldats, les policiers, les ingénieurs des mines et carrières, les criminels et les délinquants sur le point de gravir un échelon, et, les etarras. Je n’en ai moi-même qu’une idée très approximative : quelques balles gaspillées pendant mon service militaire et l’une ou l’autre partie de chasse entre notables.
Yolanda était fascinée par les armes à feu. Elle voulait un guerrier, un héros, violent sur terre, tendre entre ses bras. Elle dénicha un guerrier, violent sur terre et entre ses bras. Un membre de Jarrai, une graine de libérateur, un maquisard en puissance ; ça le campait plus solidement. Sauf qu’il ne connaissait rien à la poudre et que ça lui a sans doute valu de terminer au fond de la baie de la Concha avec une balle dans la tempe. L’affaire ne fut jamais éclaircie. Ça arrangeait pas mal de monde. Quand ils l’avaient retrouvé, la gueule ouverte sur la plage, des crabes lui sortaient des tripes. Je ne l’ai pas vu mais elle me l’a raconté en s’effondrant dans mes bras. Elle s’est dégotté un banquier poli. Elle l’a épousé trois ans plus tard. Ils ont eu trois enfants, deux filles et un garçon.
Je m’y perds. Le flair. Il y a quelque chose qui cloche. Je n’arrive pas à ordonner ce flot de mots décousus. J’ai besoin d’un interlocuteur avec qui partager des discussions, des disputes, des démonstrations, de la trigonométrie, des quatuors, que sais-je encore. Quelqu’un au-delà du bruit incessant de mes pensées.
Donnez-moi une voix, une oreille, des yeux, une bouche à dévaliser, un sourire auquel répondre, une poignée de main, une baffe à défaut ! Je ne me supporte plus. Je veux sortir de ce monologue asphyxiant.
Elle me regarde. Je sais qu’elle me regarde, mais je ne veux pas d’elle. Elle veut me prendre. Pourquoi insiste-t-elle ? Je ne veux rien savoir d’elle.
Répondez-moi !
Charger la tête la première, tête de bouc, le diable avec moi.
La porte ne cède pas. À peine a-t-elle frémi. Trop faible, l’impulsion. Je n’ai même plus la force de me faire mal. Ils ne m’ont pas entendu pas ou feignent de ne pas m’avoir entendu. Je parie qu’ils se gaussent de mon désespoir. Qu’attendre de mieux ? Pas même avec la tête.
Le refroidissement. Je ne sens plus mon propre sang. C’est le front. Une écharde, vraisemblablement. Mes nerfs s’atrophient. C’est impossible. Ils ne me prêtent pas la moindre attention. Je n’ai rien fait. Je suis innocent. Ce sont eux, les autres, là-bas. Je vous le jure. S’il vous plaît ! Ne me laissez pas ici ! S’il vous plaît !
***
Ils ne viendront pas. Ils ne viennent que quand ils en ont envie, quand leur indéchiffrable agenda le leur dicte.
D’accord, comme bon vous semble, allez vous faire mettre ! Je n’ai pas besoin de vous. Je construirai une forteresse inviolable, des univers infalsifiables, des rêves éveillés où je pourrai évoluer en toute liberté, parler sans honte, écouter sans peur, manger sans faim, chanter sans sourdine, embrasser sans trahison.