Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
11. PERSONNE NE M’ENLÈVERA ÇA
Teresa vient s’allonger à côté de moi, comme ça, sans motif. Des gouttes argentées brillent sur son corps mince et souple.
- Tu me laisses une petite place sur ta serviette, là ?
Teresa ! S’il y en a une que je n’imaginais pas intéresser, c’est bien Teresa. D’ailleurs, elle ne m’intéresse pas non plus ; ce qui ne m’empêche pas d’être troublé par la manœuvre.
- Tu la trouves comment, Mónica ?
- Ah !? euh… bien. Ouais, euh, je la trouve bien.
- Oui mais, bien comment ? Elle te plaît ?
- Ben, c’est que… ouais, ouais, elle me plaît.
- Super.
Teresa plante le menton dans le sable et s’attarde sur la crète d’une vague plus vindicative que les autres, un instant seulement, le temps de me laisser digérer. Elle revient vers moi et m’offre ses yeux turquoise – c’est vrai qu’ils sont à couper le souffle, mais son sourire a quelque chose d’amer qui ne m’inspire pas confiance.
- Et ça te dirait de sortir avec elle ?
- Euh… de sortir avec elle ? Moi !? Mais, comment, qu’est-ce que tu veux dire ?
- Tu sais bien, non ?
- Ah, ouais bien sûr…
- Et puis, moi je sortirai avec Paco, comme ça, on sera deux couples. Sympa, non ?
- Avec Paco ? Tu veux dire, le frère de Mónica ?
- Oui, son frère.
- Ah, je vois…Et comment… je veux dire …quand… où… enfin ?
- Demain soir, à minuit, dans le parc derrière Chez Toni, tu vois ?
- Ouais, ouais.
- Il y a des bancs. Juste ce qu’il faut.
Teresa me gratifie d’un baiser furtif, se lève en riant et court vers la mer. Je rapproche ma serviette de celle de Mónica, l’air indifférent, sûr de moi, comme ça quoi, j’ai vu que t’étais seule, j’ai vu que j’étais seul, alors je me suis dit, c’est con, y a pas de raison, enfin tout ça sans piper mot parce que je n’en mène pas large. Elle me sourit puis se tourne sur le dos. Mónica ! Mónica et moi. Elle a seize ans. J’en ai treize. C’est déjà une femme. Autre chose que les gamines du collège qui se laissent embrasser, lèvres cousues, dans les toilettes de la piscine municipale. Mónica ! Tous les types du coin la reluquent. Il y en a même un qui l’emmène faire des tours à moto. On se connaît depuis huit ans, depuis que mes parents ont décidé d’installer leurs quartiers d’été dans le coin. Mónica, la fille du patron de La Sarabande, le resto le plus sympa de la région. Évidemment que j’ai envie de sortir avec elle ! J’ai toujours eu envie de sortir avec elle, mais elle, pourquoi voudrait-elle d’un gamin comme moi !? D’accord, je fais plus que mon âge. Mais bon, de là à… Et puis, Isabel et elle ne se quittent pas. Chaque année, c’est le même cirque, les grandes retrouvailles, les embrassades, les meilleures amies du monde, et moi, le petit frère, mignon et sympa, d’accord, mais de là à…
Le groupe se dissout. Chacun rentre chez soi. Ça va être l’heure de l’apéro. Les femmes rejoignent leurs maris, les enfants leurs pères qui s’apprêtent à passer la quatrième. Il fait si chaud aujourd’hui.
Mon père a décidé qu’on dînerait à La Sarabande. Le hasard fait bien les choses. Il faut dire que le choix est assez limité. Ici, c’est un bled. Mónica ! J’espère que je la verrai. En même temps, je n’ai pas envie que mon comportement me trahisse.
À table, je dissimule autant que je peux. Je scrute le regard de ma sœur. Je n’y décèle rien d’anormal. Elle n’est peut-être pas au courant. Ou alors elle joue les innocentes. C’est une experte en la matière. Quant à Mónica, pas la moindre trace. Elle ne se montre pas. Dommage, j’aurais tout de même voulu vérifier que je n’avais pas rêvé, tout à l’heure sur la plage.
Au pousse-café – personne n’a bu de café mais il faut tout de même pousser car la pente devient de plus en plus raide et mon père a envie de régaler – j’entraperçois Paco. Il me fait signe de le rejoindre et de le suivre dans la réserve.
- Bon alors, t’as dit oui ?
- À quoi !?
- Allez, fais pas le con ! Le truc à quatre.
- Ah ! ça !
- Ouais, c’est chié ! Teresa m’a dit qu’elle le faisait pour aider ma sœur.
- Aider Mónica ?
- Ben ouais mon gars, c’est comme ça quand quelqu’un lui plaît vraiment, elle devient timide.
- Lui plaît vraiment ?
- En tout cas, je vais m’en payer une bonne tranche avec Teresa. Non mais t’as vu son corps !? En plus, elle doit avoir une de ces expériences. Ça se voit rien qu’à sa démarche. Ça se sent à la façon qu’elle a de regarder les mecs. Peut-être même qu’elle a déjà baisé.
- Baisé !? Carrément ! Mais, et toi, t’as déjà baisé ?
- Non, mais je me suis fait expliquer un ou deux trucs ; je me démerderai.
- Ouais, ouais, c’est sûr !
- En tout cas, je compte sur toi. Demain, à minuit, derrière Chez Toni. Tu me laisses pas tomber sur ce coup, hein !? Ça va être le pied !
Mónica ne me quitte pas de la nuit : ses yeux olive qui s’esquivent vers la gauche quand une idée vient de germer, son rire franc et communicatif qu’elle libère à tout bout de champ, les inflexions chaudes et chantantes de sa voix, son index qui glisse le long de l’élastique de son maillot de bain, la pointe de ses seins sous son bikini étriqué, mais quel bikini ne serait pas étriqué avec cette poitrine ? Oh oui, j’aimerais la caresser. Oh oui et… faire l’amour avec elle ! Oui mais, et si ça arrivait vraiment ? Je ferais quoi, moi ? Ben, comme les autres, ballot ! Ouais, ouais, mais ils font quoi les autres ? Tu verras bien, ça vient tout seul, te bile pas ! D’accord, c’est facile à dire, mais… Holà holà, t’emballe pas ! T’as à peine un rencard dans un parc public et tu t’y vois déjà. Non mais on se calme là !
La nuit va être longue, longue et dure. J’entends la respiration lente et régulière d’Isabel. Ah merde, je n’avais pas pensé à ça ! Bah ! elle dormira comme une brique. Elle dort toujours comme une brique. À croire que tout glisse sur elle. Elle ne s’énerve jamais, ma grande sœur. Rien ne la préoccupe vraiment. Elle laisse passer le monde, nonchalante, désinvolte, détachée. Elle est curieuse pourtant, mais elle ne s’énerve jamais. Elle prend la vie délicatement, du bout des doigts, sans se salir.
La nuit est longue, très longue et très dure. Elle prélève son tribut, sans pitié, même si je n’ai que treize ans. C’est l’image d’un zombie que me renvoie le miroir de la salle de bains. Je n’ai pas trop intérêt à me montrer. Je ne le sens pas. Je vais rester tranquillement à la maison à jouer avec mes soldats en plastique ; la grand-mère m’en a offert deux sacs, juste avant qu’on parte, récompense d’un bulletin hors-normes, je veux dire, hors de mes normes, qui sont passables peut mieux faire. Je les ai emportés pour lui faire plaisir, parce que, tout de même, les soldats, ce n’est plus de mon âge. Mais là, ils tombent plutôt bien.
- Euh, tu es sûr, Iñaki ? Tu vas rester à la maison avec le temps qu’il fait ? Tu ne te sens pas bien ? ».
- Non, non, ça va, maman. C’est juste que je n’ai pas envie de sortir. Je préfère rester ici. Mammy m’a fait un chouette cadeau. Ce serait dommage de ne pas en profiter, non ? Elle serait triste si elle savait que je l’avais laissé dans la valise pendant toutes les vacances.
- Le cadeau ? Ah… oui, oui. Je suppose que tu as raison. Eh bien, comme tu voudras.
J’étale les soldats pour faire bonne figure. Je les partage en deux camps, les verts à droite, les gris à gauche. La grand-mère a bien fait les choses. Je me mets du côté des républicains. Il faut bien choisir un camp, mais ne pas trop tricher tout de même, sinon la partie perd tout intérêt. Mon premier jet, une poignée de gravillons que j’ai ramassés dans la rue, juste au cas où, dézingue un bon tiers de l’armée nationale. Je retranche quatre obus de la salve de représailles. Il faut être réaliste. Les républicains sont à peine touchés. L’Histoire est en marche. Mon grand-oncle Gaizka serait heureux de la tournure des événements. Les hommes du caudillo sont corrigés en moins de quatre tours. C’est fini. Il n’est même pas onze heures du matin. Aucune envie de remettre le couvert. Je m’étends sur mon lit. Mónica revient immédiatement à la charge. La journée va être longue et dure.
Heureusement, je suis seul, complètement seul. Je vais au moins pouvoir me soulager. J’ai entendu, un soir, un gars de la bande de Mentxu dire qu’il valait mieux se vider avant de baiser, histoire de ne pas se laisser cavaler le moment venu. Je me déleste sur le champ, efface les traces de mon forfait et m’endors enfin.
***
Quand j’arrive sur la place juste derrière Chez Toni, Paco et Teresa sont à pied d’œuvre. Leurs corps sont noués. On distingue le froissement des peaux, le mouvement d’un bras qui explore, le clapotis des langues affairées. De Mónica, pas la moindre nouvelle.
Il me revient de choisir le théâtre des opérations. J’opte pour le banc le plus éloigné de la session en cours, à l’angle d’un muret, juste sous un saule dont la tignasse tombe à point nommé. Pas trop envie de me donner en spectacle. J’hésite un instant sur la position idéale, le milieu du banc, plutôt à droite, plutôt à gauche, mais sans me coller à l’accoudoir tout de même, je donnerais l’impression d’être sur la défensive. Je me décide pour la droite, je suis plus habile de ce côté-là, quand Mónica fait son apparition dans un short corail et un débardeur noir à fines bretelles. Putain qu’elle est belle !
- Salut Iñaki ? Comment tu vas ?
- Ça va super.
Elle s’assied, me dévisage, sourit, m’offre son profil sans plus rien dire. C’est à moi de prendre l’initiative. En même temps, c’est plié, non ? On sait pourquoi on est venu. On ne va pas rester plantés là en silence comme deux plats de nouilles. Je me lance.
- Bon ben on y va ?
Je ne sais pas pourquoi elle fait la grimace mais elle répond à mes lèvres tendues vers les siennes. Elle goûte le sel, pas le sel âcre de l’océan, non, plutôt le sel doux et parfumé d’un plat mijoté. Nos dents s’entrechoquent à intervalles de moins en moins rapprochés. Nos langues se découvrent de moins en moins pudiquement. Je n’y tiens plus. Je lance ma main libre, l’autre la maintient fermement par la taille, remonte le long de son dos, franchit l’épaule et descend, l’air de ne pas y toucher, vers son sein gauche. Elle me laisse faire. Ah une fille de seize ans, c’est autre chose ! Je me risque à glisser la main sous son corsage. Là, elle me saisit doucement le poignet et éloigne l’intrus, sans la moindre récrimination, sans interrompre le ballet frénétique de nos papilles. La classe ! N’importe quelle autre fille m’aurait giflé, au mieux. La grande classe ! Je me recentre sur nos bouches et son épaule charnue pendant les délicieuses minutes qu’elle veut bien m’accorder avant de s’éclipser parce que « je dois y aller ; ils vont se rendre compte de mon absence, mais j’espère qu’on se reverra ».
On se reverra. Deux soirs plus tard, et puis encore deux autres, et comme ça, pair oui, impair non, jusqu’à la fin des vacances. Elle corrigera mes maladresses, colmatera mes brèches, arrondira les angles. En attendant ces délices, je dodeline jusque chez moi, un soupçon de sel vanillé dans la bouche, que je tourne et retourne pour m’en délecter jusqu’à plus soif. C’est à moi. Personne ne me l’enlèvera.
∞ ∞ ∞ ∞ ∞
12. LE REGARD DE L’ŒIL NOIR
Ils ont cloué un œil, obscène, infatigable, sans paupière ni fard. Non, ils ne l’ont pas cloué ; un champ magnétique le colle à la paroi. C’est l’œil du diable, noir, lisse, brillant, ubiquiste. Un jour, il est dans un coin, d’où il peut jauger les battements de ma carotide. Un instant plus tard, il se cache sous le matelas, où il entame une conversation avec ces traîtres d’acariens, ceux qui me mordent l’épi quand je tente de renouer avec le rêve. Il revient, remonte le long du mur, s’arrête dans un cratère où il peut se fondre pour laisser croire qu’il se repose. Il prétend disparaître mais je sais qu’il me surveille. Je le détruirai, coûte que coûte.
Il m’a déjà échappé mais je l’aurai. Il a des pattes, oui des pattes, rapides, si rapides qu’on dirait des ailes, bien que ce soit impossible, rigoureusement impossible.
Je ne sais pas comment il est entré même si j’ai mon idée sur la question. Il faisait nuit. Ça lui a donné le temps de s’habituer et de s’approprier son nouveau territoire. Il n’a sûrement pas besoin de lumière. Elle ne le gêne pas pourtant. Ça lui est égal. Il est monofonctionnel. Il est ici pour me surveiller.
La première fois que j’ai tenté de m’en débarrasser, je m’en suis approché doucement, les doigts crispés, la respiration en suspens, le regard fixe et dur. J’ai levé le poing, prêt à tuer. J’ai frappé. L’œil a fait un bond de quinze centimètres sur la droite, sans le moindre effort. J’ai frappé une deuxième fois. Avec le même résultat. J’ai frappé encore et encore, jusqu’à huit fois. Il m’a laissé hors d’haleine. Je me suis écroulé sur le matelas, désespéré. Il continuait de me regarder, cruel, sarcastique, dominant. J’ai eu besoin de dix bonnes minutes pour récupérer.
Je prendrais ma revanche. Il s’était toujours sauvé en sautant de quinze centimètres sur la droite. Je frapperais avec les deux poings. D’abord avec le poing gauche, puis, juste après, avec le poing droit, séparé de l’autre d’une distance de quinze centimètres.
J’ai choisi le meilleur moment pour agir : juste après l’aube de quarante watts. J’ai affecté une totale indifférence, les mains dans les poches, le regard vague, l’air indolent, et tout à coup, j’ai frappé des deux poings, presque simultanément. L’œil a fui par le haut, agitant nerveusement ses minuscules pattes noires et gluantes. Je n’ai plus recommencé.
Ils l’avaient aussi programmé pour déjouer cette attaque. On dit que les mains émettent moins de chaleur que le reste du corps. Le froid active son système de défense.
***
Dans le mille ! J’aurais juré que c’était dans le mille !
Il continuait de me regarder comme si de rien n’était. Je me suis couché sur le matelas, pensif. Je finirais par trouver un moyen.
***
J’ai plongé mon regard dans le sien, dur, constant, inaltérable. J’ai baissé les paupières pour qu’il disparaisse de mon champ de vision. La situation s’est dégradée. Il s’est immiscé par je ne sais quelle faille et s’est mis à gambader dans mon cerveau. Il glissait silencieusement, ou plutôt enveloppé d’un martèlement sourd et obsédant. J’ai ouvert les yeux, à la limite de l’asphyxie. Il était toujours là.
C’est alors que je m’en suis rendu compte. Il avait grandi. De quelques centimètres. On ne distinguait plus rien de la cavité où il s’était arrêté pour se camoufler. Cette macabre découverte a décuplé mes ardeurs destructrices. J’ai rassemblé mes dernières forces pour dresser le matelas sous lequel il n’aurait aucune chance d’en réchapper. Il a filé vers le plafond, le rat, et s’est mis à gonfler comme un ballon. Il avait atteint environ trente centimètres de diamètre. Je me mis à le persécuter sans relâche. Il en frémissait à peine. Il esquivait chacun de mes coups et y répondait en croissant.
Puis je l’ai vu, un reflet dans sa carapace lisse et brillante. Il portait une barbe, sale, hirsute, encadrant un visage jaune, cireux, émacié, des lèvres pâles, décharnées, deux creux secs à la place des joues, les paupières gonflées d’épuisement, le cou affaibli, le corps maigre, désertique. Seule crépitait une flamme fiévreuse dans ses yeux gris souris. Il m’a effrayé. Il m’a fallu plusieurs secondes pour le reconnaître.
Comment réagirais-tu, mon amour, si tu me croisais dans la rue ? « Regarde, un vagabond » dirais-tu à notre fils. « Regarde, c’est un pauvre homme malchanceux. Viens ! Il vaut mieux que l’on s’en aille ». Tu détournerais le regard. Ou tu ne dirais rien, par pudeur, une forme de commisération. Tu penserais : je sais que tu souffres mais je préfère que tu ne t’en rendes pas compte, pour ne pas raviver ta douleur, pour que tu ne voies pas ta déchéance à travers mes yeux. Ou peut-être me donnerais-tu quelques pièces ou un billet ; l’empathie et la retenue c’est bien joli, mais un café bien chaud n’a jamais tué personne.
L’œil continuait de me regarder, reflétant ce cadavre en devenir.
« Regarde-moi, mon amour ! Je suis cet homme que tu as enlacé, caressé, enveloppé de ta douceur infinie. Je suis cet homme à qui tu t’es fiée pour le grand miracle. Tu portes notre fruit. C’est moi. Regarde-moi ! Ne te défile pas !
***
Ce n’est pas possible. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas ce martyr, cette folie, ce déchet. Ce n’est pas moi. Un rire. J’y vois de l’ironie, du sarcasme. Je vais te broyer. Je sais que j’en suis incapable. Ma colère te renforce. Dis-moi : qu’ai-je fait pour mériter tout ça ? Je cherche. Je n’arrête pas de chercher, de fouiller le labyrinthe de mon passé.
Non, pas ça ! C’est là que tu veux m’entraîner. J’aurais dû m’en douter. Je ne peux y entrer. Je m’y perdrais irrémédiablement. Tu le sais et c’est la raison pour laquelle tu t’évertues à m’y attirer. C’est ma part la plus obscure, un voyage sans perspective de retour. Ces actes, je ne peux les avouer. Je préférerais que tu accomplisses ton dessein et que tu m’éviscères sur le champ.
***
J’ai failli m’y laisser prendre. Tu es encore plus sournois que je l’avais imaginé. Me pousser à me renier, à me nier. J’avais mes raisons. La vie nous oblige à des choix irréversibles. La vie ? La mort ? Les deux faces d’une seule et même pièce que certains font virevolter en riant et que d’autres prennent au milieu du front, sur la tranche, sur le tranchant, celui qui laisse des cicatrices indélébiles. Je n’ai fait qu’assumer le rôle jusqu’au bout, avec la liberté de l’acteur qui suit le fil, sans oser improviser sur le texte dicté par un démiurge indifférent.
On choisit ses rôles. On choisit celui qui nous convient ou celui qui nous est laissé. J’ai choisi le premier. Quelqu’un devait le faire. Le second n’a d’existence sans le premier, le vaincu sans le vainqueur. Je n’ai pas inventé les règles.
Vainqueur et vaincu. Combien de fois ? À quel prix ? À quels prix ? Je n’en dirai rien. Je ne peux prononcer ma propre sentence. Je n’implorerai même pas la clémence. Je n’aurai pas cette indécence.
***
Il m’observe toujours mais il a l’air tranquille. Je ne tenterai plus rien. J’accepte la situation. J’accepte sa présence. Nous partagerons le peu d’espace qu’ils nous ont alloué et j’espérerai qu’il ne grandisse plus, qu’il renonce à m’étrangler pendant mon sommeil.
***
Je ne peux plus me livrer à mes exercices. Il occupe trop de place. Il m’empêche de me tenir debout. Je me coucherai pour ne plus l’offenser. Le corps peut travailler même en position couchée. Ce qui compte c’est la respiration. Tout part de la respiration. Celle que nous nous décidons enfin à écouter. Elle naît du ventre qui est le foyer de toutes les énergies. Le nombril, laisser s’ouvrir les portes de la sérénité. Écoute ton corps boire l’air, se dénouer doucement. Il est ton ami. Il t’accompagnera jusqu’à la berge dont aucun humain n’est revenu. Parce qu’elle est si belle ? Peut-être. Pourquoi pas ? Écoute ton corps ! Mon corps, je n’y prêtais pas vraiment attention avant de te rencontrer. Tu m’as appris. Tu m’as montré le chemin. Oh, au début, j’étais sceptique, gêné même. Tout ça n’était-il pas un peu ridicule ? Mais je me suis laissé faire, bon prince. Et puis, tu en savais tant malgré ta jeunesse. Ou à cause d’elle ? Je me suis laissé faire. Le corps. Écoute le reflux de la force dans tes veines assoiffées. Le monde disparaît, se précipite dans ton cœur qui bat enfin sans peur, parce que rien ne peut plus l’accabler. Marche, libre, sans chaîne, sans lien, léger, seul avec tous, avec la nuit universelle, avec chaque soupir, chaque caresse, car cette nuit n’est rien d’autre qu’un refuge pour tous les êtres, humains, animaux, végétaux, minéraux.
Pour l’œil aussi. Il est avec toi. Il est en toi. Tu en fais partie. Il t’engloutit. L’œil. Finir disloqué dans ses tripes. Il est déjà si puissant et magnifique. Je vais m’y dissoudre. Accepte-le ! Tu y reposeras en paix. La nature reprend toujours ce qu’elle a donné. Ne t’en offense pas. Tu es un cycle. Dans un autre cycle. Les cycles se suivent. Rien ne demeure. Rien ne change. Tu es un soupir. Court. Si court.
L’espace se rétrécit entre la membrane opaque et ma bouche. L’œil absorbe les derniers rais de lumière, les derniers millimètres cubes d’oxygène. Je dois me rendre. Je suis prêt. Dévore-moi ! L’offrande de ma chair m’ouvrira les portes de la rédemption. Je sais que vous avez faim, faim de justice. Moi aussi. Mais je dois payer.
Je paie. Je sens le souffle de sa bouche insondable. Il est frais. Machine à tuer. Il s’est redressé. Il porte une cagoule et un automatique. Une cruche d’eau aussi. Veut-il me noyer ?
S’il vous plaît, pas ça ! Pas cette mort-là ! D’accord. Je me soumets. Je paierai tout. L’œil pose la cruche au sol. « Alors, le porc s’est pas chié dessus, aujourd’hui ? » interroge l’œil, me signifiant qu’il était là, antérieur à sa propre apparition et qu’il sait tout. Il jette un regard vers le mur. Il se fâche. Il cogne brutalement. Son poing laisse transpirer un soupir humide et visqueux. « Putain de cafard de merde ! ».