Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
13. FAUTE DE GOÛT
Les braillements assassins du réveil m’arrachent aux bras humides des draps. Il est six heures. Nuria laisse échapper un grognement et se retourne. Le voyant orangé de la cafetière est allumé. Le dernier gadget en vogue du télé-achat. Il est doté d’un système d’horlogerie sophistiqué qui allège les aubes laborieuses. Iker et Patrizia me l’ont offert à Noël.
Les œufs sont frais comme l’indique leur date de péremption estampillée sur la coquille. Consuelo sait que j’ai besoin de précision. Elle s’est habituée à ma discipline. Elle ne s’en plaint pas. Je la paie suffisamment. Hors d’ici, ses possibilités sont réduites. Elle en est consciente. Comme il se doit.
Le pain grésille dans le toasteur de Mondragón. Une couche de beurre et de confiture de framboise. Ni trop, ni trop peu. Le jus d’orange me donnera les vitamines nécessaires à ce nouveau jour de lutte. Je programme la cafetière pour dix heures. Je sais qu’elle ne se réveillera pas avant. Pourquoi le ferait-elle ? Elle évite toute conversation avant dix heures.
Le moteur s’arrache au premier tour de clé. Je me remets entre ses mains. Les Allemands sont des gens responsables, méticuleux, passionnés de finitions, soucieux du détail. Elle obéit aveuglément à chacune de mes injonctions sans que je doive élever la voix. J’aime ça. Un reflet dans le rétroviseur. Les ardoises s’éloignent pour une poignée d’heures, me libérant de sa langueur.
Elle prendra son petit déjeuner au Caprice de Leonardo. Elle regardera, languide, vaguement vulgaire, les représentants de commerce s’adonner à une pause nicotinocaféiniée entre deux négociations à la sauvette. Elle draguera distraitement le garçon grisonnant, puis, elle retrouvera Almudena, cette amie qui profita de la première occasion pour se faufiler dans notre lit et se voir renvoyée à son paresseux de marquis sans autre forme de procès.
Il n’y a personne sur la route tortueuse qui conduit à l’usine. Il n’y aura personne quand je reviendrai. Je la trouverai vautrée dans le sofa devant un soporifique programme de variétés animé par un vieux beau aux dents limées. Elle portera un négligé de soie négligé. Elle ne lèvera pas la tête. Elle ne prononcera pas le moindre mot. Pas la moindre flamme. Ça fait longtemps qu’elle a déserté la cuisine.
« Si tu veux manger, tu n’as qu’à te faire cuire un œuf. Tu devrais en être capable, non ? Ou bien tu peux te faire des pâtes, mais n’oublie pas d’enlever l’emballage avant de les jeter dans l’eau ».
J’ai cédé, pouce par pouce. Je me suis rabattu sur les déjeuners de travail. Je m’y suis fait. Mais, en silence, je pleurais sa crème de homard, ses crêpes aux rognons, son pâté de cèpes, sa terrine de canard aux noix, sa fricassée de pieds de sanglier, sa morue à la biscayenne et surtout son turbot à la diable.
Le chef de la Bicoque d’Or, où j’avais établi mes quartiers, n’était pas maladroit mais il manquait un brin d’imagination. Je me suis lancé dans un inventaire systématique des richesses gastronomiques de la région. Plus de trente établissements ont reçu les faveurs de ma présence, renouvelée pour un bon tiers d’entre eux. J’ai pris une vingtaine de kilos au passage et le risque d’âcres récriminations.
Mais c’est autre chose qui a inspiré ma mutation. Le retour aux affaires devenait de plus en plus laborieux. Un brouillard de plus en plus épais submergeait les statistiques financières trimestrielles, le programme de modernisation infrastructurelle, les études de marché prônant l’immobilisme face aux menaces à court, court-moyen terme, les plaintes de ma secrétaire. La prudence s’imposait. Le jouisseur débridé finit par perdre toute notion d’équilibre. Une partie du plaisir réside dans la frustration.
Le cagoulé fait son entrée avec le plat combiné numéro un, chou et lentilles. Hier c’était le plat combiné numéro deux, lentilles et chou. Mon palais privé du plaisir de la diversité. La tambouille est à peine tiède. Pas d’odeur mais je reconnais l’ineffable chou et ses compagnes rebondies. Pas envie de manger pour le moment. De toute façon, c’est pratiquement froid.
Ma mutation. Des plats froids. Mes premiers pas. En toute humilité. En toute simplicité. Je devais partir de zéro. Salades variées. Une bonne façon d’apprendre les gestes qui sauvent : laver, couper, éplucher, râper, assaisonner. J’ai plongé le nez dans les flacons suspendus sous la hotte : thym, basilic, laurier, persil, romarin, cannelle, origan, cumin, gingembre, curry, des mots qui prenaient corps pour la première fois. S’attaquer à la montagne par son versant le moins exigeant. Les légumes sont plus dociles que les viandes, de terre ou de mer.
J’ai commencé par l’eau, le bouillon originel. Plus prévisible. L’amener à ébullition, contrôler l’évaporation. Puis j’ai essayé la poêle. Être attentif. Éviter que ça ne brûle.
L’alibi des enfants s’était envolé en fumée. Ils étaient devenus adultes. Ils n’avaient plus besoin de l’image idyllique du couple sans fissure. Eux-mêmes avaient pu vérifier la fragilité des promesses. Jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Puis je suis entré dans le four, cette sombre et effrayante matrice qui se profile comme une chasse gardée des femmes, mais qui se révèle vite être la meilleure alliée de l’ignorant.
Ces lentilles ont tant bu qu’elles se sont transformées en masse spongieuse pour grabataires cathétérisés.
J’ai ajouté les céréales. Je suis allé bien au-delà des conventions dans ce domaine. Bien sûr, le riz. À la sauce tomate, dans un brouet de tripes, à l’encre de seiche.
Je me suis rendu à ce magasin. L’adresse d’une cousine, la plus jeune, celle qui voulait faire du cinéma, qui avait échoué mais en avait gardé une effrayante maigreur. J’ai choisi, au hasard de mes souvenirs de géographie : orge, sarrasin, millet, sorgho et blé.
Puis je me suis lancé à la mer : morue et thon, parce que ce sont les plus difficiles à saccager et qu’ils s’accommodent de quelques approximations. Puis la daurade, mon chemin de croix. Je lui préfère le turbot, la limande ou l’espadon. Les poêler avec un peu d’ail, du piment, un bon pil-pil et quelques patates.
Ces lentilles goûtent le vide, le manque, l’indifférence. Vais-je me laisser bouffer par le chou ? Farci de viande hachée. Ça me réussit plutôt bien. Ça requiert de la patience. Beaucoup de patience.
Ils me servent si peu de viande. Je le leur ai dit. Ils m’ont rétorqué que je n’étais pas à l’hôtel, qu’il n’y avait pas de raison que je sois mieux traité que les camarades « dans ces saloperies de prisons espagnoles », que, bref « tu ferais mieux de pas la ramener si tu veux pas qu’on te mette au régime ».
Le chou n’a aucune saveur. Pas de sel. Ils ne l’utilisent pas. Ils pensent à ma santé. Le sel obture les artères. Ces gens m’aiment. Ils ont peur de perdre leur monnaie d’échange. Ils devraient en chercher une autre, plus solide, moins usée.
Il n’a aucune saveur. Ça fait des jours qu’il n’a aucune saveur. Je ne m’en étais pas rendu compte. Maintenant si. Maintenant que je pense à l’univers que Nuria m’a cédé pour m’éloigner d’elle. Un geste réciproque. Nous sommes tombés dans le trou où tombe la plupart.
« Tu es prête, chérie ? ». Nous allons rendre visite à nos amis, nous imbiber d’ivresse simulée. Nous savons ce que nous allons dire. Rien. Parce que nous l’avons déjà dit. Il n’y a rien que nous n’ayons dit et donc rien qui reste à dire pour autant que nous ayons dit quelque chose, quelque chose qui n’ait été dit et qui, donc, mérite d’être répété. Pardon ? Ma langue m’échappe. Ma pensée déraille. Comment ? Elle me regarde à peine avant de refermer son livre et d’éteindre. Elle ne m’embrassera pas. Sa probable infidélité ne m’importune pas. Au contraire. Elle n’a pas besoin de me haïr. Se moquer de moi suffit. Cette apathie. Tous les jours. Ce visage que je ne vois plus, qui s’est momifié dans une abstraction sans relief.
J’ai fini par dédaigner sa crème de homard, ses crêpes aux rognons, son pâté de cèpes, sa terrine de canard aux noix, sa fricassée de pieds de sanglier, sa morue à la biscayenne et surtout son turbot à la diable. Il en fut de même pour elle, je suppose. Elle s’est évaporée. Elle a laissé les plaintes, déposé les armes. La résignation : la destruction la plus sûre. Quand les canons se taisent, la guerre s’effiloche et il ne reste rien. Le goût s’est évanoui. Il n’y a ni sel, ni sucre, ni même amertume. Un interminable défilé de lentilles et de chou à en vomir. Je suis désolé. La faim chasse la dignité. J’ai faim. Faim de jouir. Mes jours sont comptés. Jusqu’à cent. Cent fois qu’elle me déçoit. Je ne veux plus de lentilles, plus de chou.
Ils ne saucent jamais. La sauce est la sœur de la fatuité. Arrogante et futile excroissance. Mort à la sauce. Nous sommes ici pour souffrir. Les oubliettes de l’Inquisition. Des victimes expiatoires. Ils veulent me sacrifier au nom de leur martyre. Ils ne gaspilleront pas de balle. Ils le feront plus simplement. Ils me pousseront aux limites de ma vacuité et me laisseront pour mort. Il est vrai qu’il leur arrive de remplacer les lentilles par des fèves ou des pois chiches et le chou par des carottes, des tomates, des patates ou des choux-fleurs. Il est vrai qu’ils abandonnent parfois un morceau de cabillaud dans le rata. Sans oublier, mais si rarement, l’un ou l’autre fruit. Mais je ne fais plus la moindre différence. Tout a le même goût. Tout a absolument le même goût. Ça aussi, ils vont me le prendre. Plus de saveur. Tout est du pareil au même. Les porcs ! ils ne me laissent rien. Ils m’ont volé les saveurs. Ils ne me laissent rien d’autre qu’un défilé de textures insipides. Ils veulent me tuer d’ennui.
14. AU NOM DU PÈRE
Quand je sortirai d’ici, je te dirai, Iker. Ce que je n’ai jamais su te dire. Je te dirai combien la vie en vaut la peine. Descends de ce piédestal d’où tu observes les gens sans discerner leurs desseins. Je sais que la peur de me perdre a ébranlé ta pyramide, de la base au sommet. Les sommets, cette recherche constante des sommets. Qui suis-je pour t’en blâmer ? Tu ne fais rien de plus que mettre en œuvre les préceptes que je t’ai inculqués. Tout n’est pas dépassement. Vous êtes si fragiles. Vous grandissez sur ordre de la nature sans que nous ne vous dotions de ces instruments qui vous permettraient de maîtriser votre destinée. Ils n’existent pas, Iker. Ils n’existent pas. Des expériences. De simples tâtonnements. Tout ce que je pourrai te dire ne servira à rien, mais le mutisme serait pire. Tu aurais l’impression que tu ne m’importes pas. Tu m’importes, Iker. Et Patrizia aussi. Mais Patrizia est plus âgée que toi. Et puis, c’est une femme. Et les femmes n’ont pas besoin d’autant de conseils vu qu’elles portent le monde depuis qu’il est monde. L’intuition ouvrira à Patrizia des horizons que tu n’auras même pas imaginés. C’est comme ça. Il faut l’accepter. Ouvre-toi aux femmes, Iker. Elles te donneront ce qui te manque. D’accord, je te fais une nouvelle fois la leçon. Rien de ça, mon fils. Moi aussi je me suis fourvoyé. L’homme est ses errements. Peut-être t’es-tu construit l’image d’un bloc sans lézarde ? Nous les parents, nous avons l’habitude de nous rassurer avec ces mensonges. Un autre de nos égarements. Tu dois me tuer, Iker. Et puis me rendre à la vie.
Quand je sortirai d’ici, nous nous fendrons d’une bamboula digne de ce nom. Nous nous enivrerons. Je suis sûr que tu ne m’as jamais vu bourré. Les enfants doivent voir leurs parents hors d’eux. Nous prendrons un whisky, un cuba libre, un mojito, trois bouteilles de vin, une de champagne. Tes jambes se mettront à flageoler. Non, nous nous arrêterons avant la nausée. Boire requiert un certain savoir-faire. Il faut éviter de tomber dans le trou. Tu as suffisamment de maturité. Tu te contrôles. J’ai confiance en toi mais tu ne perdrais rien à te laisser aller. Nous irons courir les filles. Je t’épargne le refrain des putains. Elles ne m’ont jamais attiré, à l’exception de Simone qui suçait divinement.
Nous choisirons deux jeunes femmes de bonne famille. Oublie la droiture. Il faut se perdre de temps à autre. Tu es trop rigide.
Quand je sortirai d’ici, ma condition de survivant me gratifiera d’une aura irrésistible. Mais je m’effacerai. Je veux voir comment tu te débrouilles. Oui, peut-être ne partageons-nous pas les mêmes fantasmes. Tu te départiras des tiens et moi des miens. C’est d’accord, tu décideras.
Quand je sortirai d’ici, je te raconterai ce que j’ai trouvé au cœur de l’oubli. Tu te souviens de ces jours de punition lorsque je t’interdisais de sortir de ta chambre dans l’attente du pardon paternel à tes marques d’irrespect ? « Et ça va durer combien de temps ? ». « Jusqu’à ce que je lève ta peine. Et n’insiste pas si tu ne veux pas aggraver ton cas ! ». Tu t’éloignais la tête basse, ruminant ta rancœur. Le châtiment ne durait jamais plus de deux heures. Comprends-tu maintenant ? Nous croyons que vous priver de liberté vous apprend la valeur de la réflexion. N’ai-je pas agi comme je le devais ? Dans le fond, mon père m’aime et il est juste. Il ne m’a pas puni sans raison.
Être juste. Être injuste. Nous faisons ce que nous pouvons, Iker. Sans cesse. Nous ne cessons jamais de penser à vous. Je n’ai jamais cessé de penser à vous. Et vous me le rendez, sans le savoir. Vous m’avez insufflé la force. Je n’ai jamais renoncé parce que je sais que vous êtes dehors à attendre que je sorte indemne de mon trou.
On ne sort jamais indemne d’une guerre, mon fils. On apprend seulement à soigner ses blessures et à rire de ses balafres. Je t’épargnerai la nostalgie de l’ancien combattant. On ne peut regretter l’enfer. Seulement l’enterrer. J’espère que cette malédiction te servira dans les moments les plus noirs de ta vie.
Quand je sortirai d’ici, je t’emmènerai dans notre chalet, sur les hauteurs d’Hondarribia. C’est un ouvrage modeste mais spacieux et lumineux : des pierres, du bois, de l’ardoise, à l’abri d’une forêt de pins. Je l’ai achetée il y a peu lorsqu’Olga m’a annoncé qu’elle était enceinte. Tu apprendras à aimer Olga. Tu apprendras à aimer ton frère. Qui sait, il éveillera peut-être ta paternité enfouie. Il n’y a rien de mieux qu’être père. Avant votre venue, je souffrais de myopie. Le monde cessait d’exister en mon absence. Oui, c’était aussi le cas avec ta mère, que j’aimais, mais de cet amour intéressé qui attend que soit étanchée sa soif de jouissance, de sécurité, de vanité à bon marché, que sais-je encore ? Vous avez été le ciment le plus solide de notre couple. Et je ne le dis pas parce que j’ai cessé d’aimer ta mère, comme on dit quand la présence de l’autre ne provoque plus la moindre étincelle d’allégresse mais seulement de l’ennui, des remords ou de l’indifférence. Et je l’ai aimée sincèrement, mais votre arrivée a comblé un vide dont je ne soupçonnais l’existence. Nous avons partagé le don de vie. C’est un lien insécable.
Patrizia a été la première. L’apparition de sa petite tête toute fripée m’a bouleversé. Mon cœur s’est serré, écrasé de stupeur, devant cet univers qui s’ouvrait à lui. Avec toi ce fut différent, je le confesse. Je suis arrivé un poil en retard à cause d’un embouteillage. Je me croyais expert ès paternité. « Vous verrez », j’avais dit à tes grands-parents. « Il prendra tout son temps. Les garçons sont moins pressés que les filles ». Que savais-je des garçons moi qui n’avais qu’une fille ? Présomptueuse immaturité. Je crois que Nuria ne s’était pas rendu compte de mon absence. Ils l’avaient anesthésiée pour qu’elle ne souffre pas trop et elle était dans le gaz. Oui, je suis arrivé en retard mais j’ai toujours été fier de toi. Tu étais le fils le plus merveilleux du monde, le plus beau, le plus fort, le plus intelligent, le seul. Bien sûr, nous nous sommes disputés, surtout du jour où tu as décrété que tu continuerais tes études à Boston. Placer la barre toujours plus haut. C’est bon, tu as réussi. Tu as le droit de ne pas vouloir reprendre les commandes de l’entreprise. Tu as choisi un chemin plus escarpé, celui que je n’ai pas eu le courage de suivre.
Ma nouvelle condition m’a assagi. Je continue de prêcher du haut de ma chaire ? Je le déplore, mon fils. Nous autres les parents n’arrivons jamais à nous défaire réellement de nos peurs. Un bébé est si délicat. Interminables coliques, indéchiffrables pleurs, insupportables gencives, imprévisibles chutes, inacceptables caprices. Et l’école ? Sera-t-il à la hauteur ? Les autres enfants, si prompts à la violence et la cruauté, l’accepteront-ils ? Pour moi, tu as toujours été le meilleur mais je n’étais pas suffisamment béat pour croire que le monde allait t’accueillir avec le même enthousiasme. Je sais qu’aujourd’hui tu t’es suffisamment aguerri pour comprendre tout ça. Les premiers poils au menton, Iker. C’est le signe. Plus rien ne sera comme avant. Tu vas t’éloigner de nous, nous détester si nécessaire, échafauder un univers qui nous sera défendu.
Hier, ils ont trouvé Rafael, l’aîné des Jauregui avec une seringue plantée dans l’avant-bras. Il a voulu franchir la frontière. Il n’a trouvé que souffrance et douleur. Tu veux une moto ? Hier, ils ont ramassé Raúl, le cadet des Juaristi, avec un bras en compote. On vous étouffe ? Sans nul doute. D’accord pour la moto. Tu as fini par changer d’idée. Tu as préféré attendre la voiture, plus pratique pour emmener tes amis. Beaucoup plus pratique.
Un autobus brûle dans le centre-ville. Les vitres ont volé en éclats. Cagoules noires et jets de pierres. Où es-tu Iker ? J’espère que tu ne t’es pas laissé séduire par le chant des hyènes. Nous sommes des conservateurs, modérés, voire mous. Les hymnes à la libération ne nous émeuvent pas. Quelle libération, Iker ? Celle qu’ils tentent d’imposer à coups de bombes et de rapts ? Tu ne sais pas encore ce qui va se passer. Moi non plus. Tu es plutôt du genre opportuniste. Tu es imperméable aux idéologies rageuses. Tu ne te laisses amadouer que par la matérialisation de tes désirs les plus triviaux, de ta boulimie pragmatique. Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre.
Laisse-les médire, Iker. Laisse-les médire. Ne contribuons-nous pas à renforcer l’édifice basque ? J’aime notre pays, mais je ne pense pas qu’un révolutionnaire de plus lui soit d’une grande utilité. Je suis convaincu que la paix est le fruit des affaires rondement menées, du commerce juste, du respect des lois. Je t’emmerde avec mon plaidoyer. Tu dois encore mûrir. Nous avons des responsabilités même si nombreux sont ceux qui pensent le contraire.
Quand je sortirai d’ici, je t’expliquerai ce qui doit unir tous les Basques, la quête de la paix, l’instauration d’une véritable entente entre toutes les composantes de la société. Nous ne serions que de simples capitalistes à pied d’œuvre pour assurer la pérennité de notre domination ? Tu préfères te taire et suivre le schéma sans te poser de questions vu qu’elles ne peuvent qu’aboutir à des réponses hypocrites ? Tu as choisi ton camp et tu ne penses plus changer d’avis. Tu dois douter, mon fils, parce que le doute est indispensable pour comprendre l’autre. Et il n’y a de paix sans compréhension. Ne reproduis pas mes erreurs. Regarde où elles m’ont conduit ! Au fond de ce trou sans issue. Tardif repentir ? Il est vrai que je ne me suis jamais arrêté pour t’enseigner tout ça, que j’ai donné la priorité au concret afin de multiplier tes chances de succès.
Hier, ils ont arrêté Lorenzo, le cadet des Ajurriaguerra. Deux cents kilos d’amonal qu’il était en train de préparer pour ravaler la façade d’une succursale bancaire ! Aucune motivation derrière son geste. Il s’était donné à la violence par pur désœuvrement. Une alternative au chômage de durée infinie. Il n’avait que vingt-quatre ans et il avait déjà décidé que l’avenir ne lui appartenait pas. Je vois tout en noir ? Ne pense pas que l’optimisme fut la seule clé de la partition que je vous ai interprétée. Mon intention première était de vous prémunir contre le chaos qui finit par s’insinuer dans chaque cellule.
La mienne est sombre et froide. Je ne souhaite pareille disgrâce à personne. Je suis dans le cul du monde comme disait cet ami entrepreneur, qui s’était extirpé de la misère. Il avait connu le pire dans sa plus tendre enfance mais il n’avait jamais cessé de croire aux miracles de la volonté. Il était très pieux et je ne manquais jamais une occasion de le railler, mais il détenait une partie de la vérité et j’admirais sa foi. Je dois reconnaître que j’ai toujours envisagé la religion comme une attelle inventée pour les faibles et les égarés. Une autre marque d’un orgueil démesuré ? Je sais que tu suis mes traces. Le simple son des cloches te hérisse le poil. Le reflet d’une chasuble pourpre suffit à t’éloigner de la sainte confraternité. Je compatis. C'est sans doute à cause de ma nouvelle condition de reclus. J’ai commencé à cerner ce que me disait cet ami, quelque chose qui dépasse les querelles sectaires entre les affluents salis par les désastres de l’Histoire. Je ne sais pas encore exactement de quoi il s’agit. Mais je sens battre sous la gangue un pouvoir auquel personne ne peut prétendre se soustraire, un destin commun à toute l’humanité, à tout être vivant. C’est reposant, je le consens. Un refuge, pourquoi le nier ? Mais qu’y-a-t-il de mal à s’asseoir face à l’autel pour respirer, regarder autour de soi et constater que nous sommes plus d’un ? Nous sommes plus d’un, Iker. Il aura fallu que je me vautre dans ce cercueil en voie de putréfaction pour me rendre compte de son existence.
Quand je sortirai d’ici, je ne verrai plus mon prochain du même œil. Je ne passerai plus mon chemin quand je croiserai un sans-abri. As-tu remarqué notre cécité quand notre regard se penche au-dessus de l’abîme de la dévastation ? Toi qui as tout perdu, je ne peux te voir parce que tu me rappelles combien mon bonheur est éphémère. Affligeante couardise.
Quand je sortirai d’ici, je tendrai la main aux dépouillés. Si je m’apprête à entrer dans les ordres ? Non, Iker. Je veux seulement tirer le meilleur parti de l’épreuve que l’on m’impose. J’aimerais, je te le jure, attraper un de ces porcs par le cou et le décapiter de mes propres dents, lui arracher la tête et la fracasser. Je lui prendrais son flingue et j’en finirais avec les autres. Une balle dans la nuque. Une balle entre les deux yeux. Une balle dans les couilles et je m’en irais, heureux d’avoir lavé l’affront. Mais c’est impossible. Je suis leur prisonnier et je dois résister à la tentation de la haine. Elle me rendrait fou. Peut-être penses-tu qu’il est trop tard, que la folie m’a vaincu ? C’est pour ça que je t’ouvre mon cœur, pour te montrer que j’ai de la réserve et qu’ils ne pourront rien tant que toi et les autres continuez de croire en moi.