Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
15. UN SACHET EN PAPIER
Se recroqueviller jusqu’à s’en rompre les os. J’ai froid. Il n’y a pas de place pour le rêve dans la trame obscure de mon réduit. C’est ma première nuit. C’est toujours la première nuit, ou alors la dernière. Je n’ai jamais vraiment réussi à dormir dans cette sépulture oubliée de l’humanité. On dort quand on est fatigué, fatigué du labeur, de l’ardeur, de l’amour. Je ne travaille pas, je ne brûle pas, je ne baise pas. Je suis seulement fatigué de tout.
J’ai tout creusé, sillonné, retourné. Je n’ai trouvé que la désolation. Il n’y a pas d’issue. Pas même dans les interstices. Il n’y a pas d’interstice. C’est une chape lisse, uniforme, dure et froide.
Je ne dors pas. Il m’a fallu plus de dix nuits pour arriver à enfiler deux heures de sommeil. C’est à ce moment-là qu’ils se montrent le plus retors. Ils s’efforcent de me faire croire que c’est le jour. Ils entrent en sifflant ou en chantonnant sous n’importe quel prétexte. Je sais qu’ils cherchent à me réveiller pour me démontrer qu’ils commandent chaque instant de ma vie. Et lorsqu’ils restent tranquilles, ils laissent la machine me labourer les tympans. Je jure que quand je sortirai d’ici, je ferai installer des silencieux sur toutes les machines de mon usine.
Elle ne tourne pas aujourd’hui. On est peut-être dimanche. On ne travaille pas le dimanche. Je n’entends pas son hymne beuglant à l’absurdité. Elle se sera fatiguée de tant pleurer.
Je sens une main me secouer. Comment ? Il est déjà l’heure ? Personne ne répond. Je me lève. Le maton s’agite sans que j’en comprenne la raison. Je suis trop fatigué. Il fait les cent pas dans la cellule. Ses bras décrivent des cercles dans le vide. Bizarrement, il fait tout cela en silence. Je n’entends même pas le bruit de ses chaussures. Il s’est peut-être acheté un modèle « patte de velours » ou alors il sort d’une de ces académies militaires où l’on forme les unités spéciales, celles qui éliminent sans bruit ni trace, une qualité que l’État apprécie tout particulièrement quand il veut prendre quelque liberté avec la légalité. À moins qu’il ne soit venu me supprimer et que le courage lui fasse défaut au moment de conclure. Que sais-je ? Je suis éreinté et je veux profiter du mutisme du monstre pour voler quelques miettes au sommeil.
Le cerbère sort. Il revient avec une radio, allumée si j’en crois la collection de voyants lumineux qui tanguent à sa devanture. Mais je ne comprends pas pourquoi il a mis le volume si bas que l’on n’entend rien. Sûrement un nouveau type de torture. M’offrir une radio et en couper le son. Pas de doute. Ces etarras sont passés maîtres dans l’art de l’aliénation.
Le type s’énerve au point d’applaudir à s’en faire exploser les mains. À cause du programme qu’il est le seul à entendre ? Bien sûr, il s’est fiché une de ces oreillettes que l’on voit à la télévision ! Leur fourberie est sans limite. Je ne m’attendais pas à ça. L’énergumène se fatigue. La porte se referme sans clic ni clac. Je frappe des mains. Rien. Pas le moindre son. À peine une onde de choc, légère, insignifiante, de l’ordre des vibrations muettes.
Ai-je dépassé le seuil du silence ? Le silence absolu est impossible. Pas dans ce monde-ci. Dans celui-là, peut-être ? Je vis toujours. Je n’y suis pas encore. Plus près. Plus proche. Ces bruits de tous les instants. Le papier se froisse. La semelle crisse. La cafetière siffle. Tu ronfles. Je t’ai aimée à la première ouïe. Le chant de l’étoffe sur ton corps pétri d’énergie. Le crépitement de tes talons sur le parquet. Le trémolo fruité de tes emportements. Le silence absolu est impossible.
Plus rien. Ma mémoire se brouille. Les sons se mêlent pour devenir une rumeur de moins en moins perceptible. Le silence absolu est impossible. Pas ici. Plus proche. Plus près. À l’intérieur. La paix en soi. Le silence absolu. Impossible. Impensable. Une pompe infatigable. Des battements sourds et réguliers. Lourds et obstinés. Denses. Ils occupent tout l’espace disponible. Ils n’admettent rien d’autre qu’eux-mêmes et leur implacable logique. Un fracas assourdissant si on lui donne tous nos sens. Une pompe infatigable. Jusqu’où ? Combien m’en reste-t-il ? Des battements réguliers. Pas si réguliers que ça si on y prête réellement attention. Ça gonfle. Ça gronde. Ça s’arrête. Sans raison. Le silence entre les battements. Un silence de mort. Tout est suspendu au prochain martèlement. Et s’il ne venait jamais ? On l’attend. Il se fait désirer. Il vient. Il cogne, arrogant et péremptoire. Je suis là ! Je suis. Je suis l’évidence de ta vie. Je suis ta vie. Tu n’es rien sans moi. Le néant. Il me suffit de m’arrêter définitivement. Même pas, le temps nécessaire, le temps que tes fonctions vitales s’éteignent doucement et inéluctablement. Si le cœur m’en dit. Tu es à ma merci. Quoi que tu fasses. Trop peu, trop, ou juste ce qu’il faut, d’exercice, de bouffe, de vice, de tabac, de tabous, d’alcool, d’insomnies, de sexe, d’oisiveté, d’anxiété, d’électricité, de radiations, d’exposition, de mensonges, d’émotions, d’émotivité, d’indifférence, d’impatience, d’amour, de solitude, de projectiles, de lames, de poisons, de potions, de graisses, salées, sucrées, polyinsaturées, saturées, sursaturées, suturées. Trop, trop peu, juste ce qu’il ne faut pas. Peu importe. La fin est la même. Unique pour chacun, univoque pour tous. Une seule question : combien de battements encore ? Réguliers ou irréguliers. Arythmie. Arithmétique. Revenons aux nombres. Ils expliquent tout. Ils sont tout. Combien m’en reste-t-il ? Sont-ils assez réguliers ? Assez francs ? Assez puissants ? Assez ! Comment savoir ? Le silence absolu est impossible. Pas ici. Pas dans cet état. Au cœur du désert ? À la lisière de l’Antarctique ? Quand toutes les interférences se sont tues, les battements demeurent, imperturbables dictateurs, dans les tempes, le cou, la poitrine. Ils cognent. Combien de fois ? Revenons aux nombres. Soixante par minute. Trois mille six cents à l’heure. Un peu moins de quatre-vingt-dix mille en une journée. Trente-deux millions sur une année ? J’ai largement dépassé le cap du milliard et demi de battements. Qui s’en soucie ? Seul compte le suivant et le suivant du suivant. Le solde restant dû. Combien ? Le silence au-delà des cercles polaires. Le vent hurle. Le froid lacère. La solitude glace. Tout. Le silence absolu. La solitude. Le vide. Le néant. Rien. Personne ne veut du silence absolu. Il est chimère, traîtrise. Il est là. Il a pris possession de mon réduit. Je n’entends même plus l’essoufflement de la pompe. Plus rien. C’est impossible. Je me noie. L’eau. C’est l’eau. La destination, l’origine. Elle s’immisce, puis s’engouffre. Il est trop tard. Tu agites pieds, mains, paupières. Tu te débats, la peur aux yeux. Toute la peur du monde, concentrée en deux billes ardentes. Toute la peur de cette vie qui s’échappe. Un espoir brûle. Une supplique. Aide-moi ! Aide-moi ! Ne me laisse pas là ! Je meurs ! Ce n’est pas possible. Non, je ne veux pas ! Lutter, refuser. Je peux y arriver. Je dois y arriver. Il me reste tant à découvrir, tant à voir, tant à embrasser, tant à aimer. Tends-moi la main ! Aide-moi ! Sors-moi de là ! Je ne veux pas finir au fond de cette piscine. Un corps puissant. Il approche. Un front fendu. Un bras décidé. Une aspiration. Une élévation. L’eau ruisselle. Une étreinte infinie. « Là, là, tout va bien. Ce n’est rien. C’est fini. Tout va bien. Ça va ? ». Des pleurs. Consoler. Ça va mieux. C’est passé. Où ? Pour combien de temps ? Ça recommencera, n’importe quand, n’importe où. L’air me manque. Respirer profondément. Très profondément. Trop profondément. S’enivrer d’oxygène. Il y en a si peu dans ce trou. Si rare. S’en gaver à pleins poumons. Vite, vite avant qu’il se volatilise par les pores de l’enfer. Vite, très vite. Trop vite. La tête me tourne. Ça bloque, là, au thorax. Ça coince. Ça ne monte plus. Ça ne descend plus. Ça brûle. Un claquement. Un sursaut, non une déflagration, une décharge de cent mille volts me pourfend le corps de la tête au pied. C’est le noir le plus complet. Non, le blanc, une nouvelle fois. Et personne pour me sortir de là. Ma respiration s’arrête. Ma tête flambe. Mon souffle s’étiole. Mes muscles se cabrent puis se recroquevillent l’un après l’autre, un fœtus désarticulé, tordu. Ils se pétrifient. Tout s’arrête. Il ne me reste que la terreur, le vide, la terreur du vide, du silence absolu, du néant. La terreur.
La terreur.
La terreur.
La terreur.
Une deuxième décharge. Plus sourde que la première. Mon corps bondit d’un demi-mètre. Il ne résiste plus. Il n’a plus la force de combattre. Le nœud se resserre autour de mes membres, de ma gorge, de mon cœur. J’entends ses battements furieux, désordonnés, désolés.
« Désolé, il n’y a plus rien à faire pour lui. Il est cuit ».
J’abandonne. Je m’abandonne. La partie est finie. C’est bon. J’entre dans l’autre territoire. Ici, je ne souffre plus. Enfin ! Je suis bien, en moi ou hors de moi. Qu’importe. Je ne sens plus la cangue autour de ma gorge desséchée. Je ne sens plus les rivets plantés dans les mollets et les cuisses. Je ne ressens plus la moindre douleur, ni la mienne, ni celle du monde.
Je ne ressens plus rien d’autre que l’être. Être. Je suis donc vivant, ou mort, car si on est vivant, on est aussi mort. Mort, on est encore. Mort. Ce n’est qu’un simple changement d’état. Je suis encore. Je n’ai cessé d’être. Je ne peux cesser d’être.
Mais je sens encore. Est-ce là le propre des morts ? Sentir l’impact d’une paume sur mes joues sans vie. Une, puis, deux, puis trois. Un deux trois, un petit pas en avant Maria, un deux trois, un petit pas en arrière. Sentir le sang refluer vers ces joues qu’une main étrangère s’ingénie à buriner.
Ouvrir les paupières et discerner deux ombres cagoulées. Ouvrir les oreilles et entendre le son de leurs voix rauques et froides.
- Il revient à lui.
- Il m’a fait peur, ce con. J’ai cru qu’il y passait.
- Relax. Ça va aller. J’ai déjà vu ça. Ça impressionne mais c’est rien de grave. C’est juste une grosse crise d’anxiété. Ça fout les boules mais y a pas danger et ça laisse pas de trace.
- Ouais, ouais, on voit bien que c’est pas toi qui le dorlotes.
- T’inquiète, il en a encore sous le pied.
- On en est où avec Madrid ?
- J’en sais rien. On ne me tient pas au courant de ce genre de truc.
- Font chier !
- Bon j’en parle à Txole et je te dis quoi, mais là, je dois y aller.
- Eh ! Mais qu’est-ce que je fais si ça recommence ?
- Tu lui colles un sachet en papier sur la bouche. Ça le calmera. Au pire, il tombe dans les vaps.
- Quoi ! Tu déconnes !?
- Ho, ho, t’serais pas un peu aux taquets, des fois ? Il s’évanouit, puis il revient à lui, tout seul, comme un grand. T’as absolument rien à faire. Tu me suis ?
∞ ∞ ∞ ∞ ∞
16. TEMPO
Un deux trois un deux trois. Tu es légèrement en dehors du tempo. Il est vrai que ton cavalier te conduit très mal. La bride pendouille lamentablement. Les juments les plus sauvages apprécient les coups de badine. J’aime la façon dont tu bouges le cul. Rond et ferme. Il n’a pas encore été puni par le temps.
Il est plus jeune que toi. Un peu plus jeune, deux ou trois ans. Il serre les mâchoires. L’intellectuel de service avec ses petites lunettes de bibliothécaire gauchiste. Concentré et grave comme un pape. Je ne sais pas ce que tu fais en sa compagnie. Toi non plus. Tu ne devrais pas tarder à le remercier pour la balade.
Je sens un volcan, là, sous ces vêtements. Une jungle pourpre. Un buisson de fleurs carnivores. Une poitrine arrogante et ferme. Environ trente ans. Une petite trentaine. Célibataire sans autre perspective que cette ombre d’homme.
Un deux trois un deux trois. Changement de cavalier. Le gamin renâcle. La perfidie est privilège de ceux qui ont vécu. Il reste planté au milieu de la piste avec une boulotte qui n’aurait jamais dû enfiler de jupe. Je te prends la main gauche. L’autre main frôle une omoplate. Une impulsion ferme dans le dos. Tu souris. C’est la première fois ce soir.
***
Je l’admets. J’ai tendu mon piège. Je savais danser la salsa avant de fouler la moquette grenat du palais. Nuria n’avait pas la moindre idée de ce talent caché. La danse ne l’a jamais beaucoup excitée. Elle est plutôt casanière. Elle préfère s’occuper de la maison et de l’éducation des enfants. Le problème c’est qu’il n’y a plus d’enfants. Ils ont quitté le temple et l’ont laissée seule avec son intérieur poli et ennuyeux.
Je ne la touchais pratiquement plus. Elle a commencé à s’inquiéter pour son corps. Elle s’est inscrite à un cours de tennis. Un gaucher à la peau ferme et cuivrée, aux cuisses puissantes. Réveil de désirs laissés en friche. Elle a prolongé ses leçons au-delà de la tombée du jour. Je n’ai rien dit. N’avais-je pas tiré le premier ? Voyages d’affaires. Jambes effilées. Culs bondissants. Lèvres humides et généreuses. Buffets qui refusent de s’écrouler. Aisselles lisses. Cous graciles. Le chant du cygne. Pourquoi aurais-je été le seul ?
***
Tu es différente. Il y a là autre chose, je le sens. Je n’arrive pas à le définir pour l’instant mais ça m’inspire une violente excitation. Tu transpires légèrement.
Un deux trois un deux trois. Hop, une pirouette ! La première que tu réussis. Jubilation partagée. De ces yeux naissent la plus douce des caresses et la plus tranchante des lames. Du fer en fusion. Deux décennies nous séparent, ma belle. Tu ne vas pas m’enflammer si facilement.
Tu t’échappes sans saluer. L’aspirant a été sauvé par le professeur. Il est toujours aussi raide et lourdaud. Un type pareil doit être un désastre au lit. Du calme, Iñaki. Quelque chose en lui a dû éveiller l’attention de cette femme. Il faut creuser.
***
Au début, ce ne sont que des détails insignifiants : des rides qui s’étalent au grand jour alors qu’elles sont installées depuis plusieurs années, des soupirs qui roulent doucement vers les ronflements. Des pages écornées. Te souviens-tu du jour où ? Je m’en souviens, bien sûr. La détresse dans le regard ; l’heure du feint a sonné. Ce bateau flottera tant que nous tairons ça. D’accord, feignons ! Nous tirerons bien quelque chose de cette routine. Une assurance-vie souscrite par le couple. Les célibataires vivent comme des rois mais meurent comme des chiens. Sommes-nous déjà morts ?
***
Tes mains me le disent chaque fois que nos souffles s’enlacent. Et toi, avec ce pantin aux membres rigides. Il est assez grand et de constitution plus forte qu’il y paraît à première vue. Il se méfie de moi. Il a raison.
Il parle de politique, de la nécessité de créer un mouvement solidaire pour contrer les effets funestes du capitalisme sauvage. Je lui réponds que j’aime l’audace. Tu bâilles. Ses mains tremblent. Déjà vaincu ? Il faut faire face, tudieu ! Ne me laisse pas entendre qu’une telle femme ne mérite pas qu’un tendron donne, au moins, sa vie pour l’arracher aux griffes d’un tigre grisonnant ? Ce que je fais ? Je suis le patron d’une usine qui produit du carton ondulé. Une affaire que j’ai héritée de mon père. Eh oui, un capitaliste, mais pas sauvage. Tu ris. Il enrage. Respectueusement. Il est bien éduqué. Tu les préfères plus incisifs, plus sarcastiques, mieux campés, mieux trempés. On se voit demain ? Bien sûr, ma belle, nous nous voyons demain. Et après-demain aussi.
***
Peut-être aurions-nous pu sauver plus que les apparences ? Vingt-huit ans. La moitié d’une vie. Ma moitié. Le compte est bon. Mon compte est bon. Les gens raisonnables savent qu’ils ne doivent pas trop en demander. Nous avons été des gens raisonnables. Nous avons atteint notre pic. Tu as donné la vie. Deux enfants merveilleux. Je ne t’en remercierai jamais assez. J’ai été heureux durant de nombreuses années. J’ose croire avoir été un bon mari. Je t’ai donné de la sécurité et du plaisir, dans quel ordre je l’ignore. Un peu faisandé peut-être. Le commandement déteint sur le commandeur. Le commandement suppose le sens des responsabilités. Autant de légèreté qui s’évapore.
***
Tu es revenue. Le morveux a fait une sortie de route ; conscience diffuse de son incapacité à détourner la rivière de son lit. Il ne lui restait que l’orgueil, cousin de l’inexpérience. L’impétuosité ne marche que dans les publicités. Tu as planté ton dédain, un baiser sur le front, une fin de non-recevoir. Tu ne m’as plus parlé de la soirée. Tu as disparu au bras d’un Argentin surfait.
Tu reparais, seule, le jour suivant.
- Grippe fulgurante, diagnostiques-tu.
- Ce n’est pas courant au milieu de l’été.
- C’est vrai mais nous parlons d’une personne peu commune.
Tu ris. Tu m’entraînes.
« Je suis sans partenaire. Tu me guides ? ».
Tu as l’air un peu moins nerveuse que les autres jours mais le rythme n’est pas ton fort. Pas d’importance. Tu apprendras. Tout s’apprend. Ou presque.
Tu connais un bar au coin de la rue. Ils y servent les meilleurs gins fizz de la ville. Tu as étudié à la Sorbonne. Tes grands-parents ont dû s’exiler au-delà des Pyrénées. Tes parents sont restés de l’autre côté jusqu’à ce que les dernières miettes du satrape fussent dissoutes. Philologie hispanique, française et germanique. Une étrangère dans son pays. Tu es traductrice et interprète. Tu aimes tendre des ponts entre les cultures et les civilisations, faire connaître des écrivains oubliés. Ah hem, je fais pâle figure avec mon roman à l’année, dans les meilleures années.
Tu brûles. La passion dans les pupilles. J’aimerais nager, là, nu, dans ces lagunes cristallines. J’aimerais te chasser entre les algues. Tu abrites ce qu’aucune femme ne m’a laissé entrevoir. Je ne sais pas encore comment parvenir à te convaincre de partager cette folie avec moi mais je ne pense pas abandonner.
Tu t’es donnée entière. Ce n’était pourtant que notre premier éveil. La nuit s’était tordue. Mélange de pudeur et de culpabilité. Peut-être l’intuition qu’il s’agissait d’autre chose qu’un coup de reins réparateur. J’avais coincé dans les premiers lacets.
Tu l’étranglais quand je me suis réveillé. Tu étais sur le point de l’engloutir. Je tanguais entre rêve et réalité. Le va-et-vient de tes lèvres leva le dernier doute. Je t’ai aimée après t’avoir désirée. Je t’ai comprise après avoir joui de ta sagesse viscérale. Je t’ai reçue après ton déchaînement. Tu t’es lovée sur mes cuisses, la tête sur mon sexe rassasié.
Oui, je reviendrai. Toujours. Sous ta férocité se dissimulent des vacillements, des peurs qui cherchent ce phare où elles iront se disloquer. Tu n’as pas besoin de mots. Ton regard suffit.
L’évidence s’installe, très vite, naturellement. Nous ne nous quittons plus. Tu as toujours été là. Je l’ignorais, c’est tout. Nous ne savons rien l’un de l’autre, ou si peu, des apparences, des pistes. Et pourtant. Le doute n’a pas de place. Nos existences s’emboîtent, deux formes complémentaires, destinées à s’unir, sans qu’il faille exercer la moindre pression. Je pensais ces rencontres réservées à ces comédies romantiques qui t’exaspèrent, sauf après avoir fait l’amour toute l’après-midi dans ton canapé moka, une bouteille de cariñena à portée de main.
Je te cherche. Nous partons pour Séville, un week-end en amants illégitimes. Tu es là quelque part dans cette gare à farfouiller, à la recherche d’un bouquin. Il faut toujours avoir un roman sur soi. Pour en faire quoi si nous voyageons ? Parce qu’il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin et s’astreindre à une seule évasion quand on peut multiplier les univers. Je ne suis pas sûr de comprendre mais je te suis.
Je te cherche. Je te vois, sans te reconnaître. Je suis là sans y être. Je te vois, ce bonnet chamarré et ces mèches désordonnées qui s’en échappent, cette main gantée qui caresse, rêveuse, le dos de polars endormis sur un présentoir giratoire. Je ne te reconnais pas mais tu me plais immédiatement. Toi, une inconnue, pourtant. Infidélité, déjà ? Si tôt ? Non, c’est autre chose. Une impression qui se reproduit, qui se reproduira, qui se reproduira chaque fois que j’oublierai qui nous sommes.
Tu veux un enfant. Il est temps. Tu as cherché, recherché, remué chaque centimètre carré de cette terre pour trouver celui qui serait digne de t’ensemencer. Tu veux que je sois le père, pas seulement le géniteur. Peu importe que je le sois déjà. C’est mieux. Il est trop tard pour les atermoiements.
***
Nuria n’a pas explosé. Elle m’a regardé avec un mélange de molle surprise et d’amusement contenu. « Je te comprends, Iñaki ». L’absence de pleurs m’a laissé un arrière-goût d’amertume. Mon départ aurait dû provoquer un tremblement de terre. Je lui ai proposé de garder la maison. « Non, merci, je préfère laisser le passé derrière moi. Et puis… elle ne m’a jamais beaucoup plu ». Et pourtant, à la voir frotter les sols jusqu’à les arracher, polir les chromes et lustrer les boiseries, j’aurais juré que cette maison était une excroissance de son moi le plus profond.
Une pension annuelle de douze millions lui convenait parfaitement. L’huissier s’est étonné de notre complicité. « Ne vous seriez-vous pas trompés de salle ? Ici, on ne traite que les divorces ». Vingt-huit années de vie commune gomment les aspérités.
Nous avons trinqué à notre nouvelle vie. Le gaucher musculeux s’est révélé un excellent substitut. J’ai vu briller dans ses yeux une beauté que je pensais éteinte à jamais. J’ai levé mon chapeau au roi de la terre battue. J’ai toujours trouvé le tennis emmerdant. Nous avons trinqué. Je l’ai prise par la taille et nous avons sillonné les vieux quartiers comme deux amants tombés de leur nuage.
- Oui, plus jeune, vingt-trois ans.
- Évidemment !
- Tu es très belle, Nuria. Je suis jaloux, là.
- Arrête de radoter. Ça fait des années que tu as déserté mon corps.
Nous avons fini par nous rencontrer dans une salle de fêtes. Vous vous êtes saluées. Vous avez échangé quelques mots sur la vie. Le gaucher et moi nous sommes repliés sur le sport. Il avait échoué aux portes de l’ATP et s’était consolé en partageant son savoir-faire avec le commun des mortels. Comment pouvait-il regretter un choix qui avait mis Nuria sur son chemin ? Pour peu, j’en aurais pleuré.
***
Les balbutiements de la maternité ont balayé les derniers vestiges de ton anxiété instinctive. Tu as recommencé à croire au bonheur. Tu savais qu’il était là, lové dans ces espoirs que tu n’osais hisser, de peur de revivre la douleur enterrée.
Ce sculpteur mégalomane t’avait souillée comme un paillasson auquel on ne prête pas la moindre attention. Tu le vénérais. Tu l’idolâtrais. Tu lui avais tout abandonné, jusqu’à l’enfant sacrifié à ses rêves vaniteux.
J’ai lu un article sur l’une de ses expositions. Des rayons de paille pétrifiée jaillissaient d’un puits d’acier. Je n’y ai rien compris. Je n’ai jamais compris grand-chose à ce genre de trucs.
Mais tu l’as aimé, son art, son – comment l’avait-elle décrit cette journaliste certainement sous le charme de son sourire carnassier ? – « indomptable fougue qui donnerait le vertige au dernier des incultes » – sa volonté clamée haut et fort de lutter à mort pour « le droit de créer sans frein ». Je n’ai jamais pu encadrer ces parasites prétentieux et gonflés d’ingratitude. Pour qui se prennent-ils ? Le centre de l’univers, les guides de l’humanité ? Mais tu l’as aimé, lui, l’artiste qui te refusait la procréation, la plus noble création qui soit.
***
Je vais être père, une nouvelle fois, à l’automne de ma vie. Je caresse ton ventre. Nos yeux dansent. Qui suis-je pour mériter tout ça ?