Cinq pieds sous terre
Roman
Orian Barthélemy
© Éditions de L’ARBàLETTRES - En version PDF
17. LE SEUL PARDON POSSIBLE
Ils me tuent. Cette fois, ils me tuent. Qu’ils me tuent, putain ! Une balle dans la nuque. Une seule balle. Je ne résisterai pas. Je ne sentirai rien. Je ne sens plus rien. J’erre dans une substance indéfinie. Ni nez, ni langue, ni oreilles. Les yeux non plus.
Les nuits se font longues. Avant d’entrer dans cette grotte, l’insomnie ne m’avait jamais vaincu, ni même approché. Je dormais du sommeil du juste, celui qui n’a rien à se reprocher parce qu’il sait que tout est perfectible, que l’apogée s’éloigne à mesure que l’on tente de l’atteindre.
Ici, pas d’apogée. Un gouffre seulement. Une trêve ne me déplairait pas. Un peu de lumière.
Elle est très longue cette nuit. Longue et noire. Une encre épaisse, grasse, dans laquelle ils veulent m’asphyxier. Une autre vilénie. Ils bégaient. En vérité, leur siège n’a jamais été si pressant.
Ça va comme ça. Je n’ai pas besoin de lumière. Je sais parfaitement où se trouvent tous les objets de cet univers fini : le lit ou plutôt le matelas, la chaise, qui est en réalité un tabouret, la table, qui est très basse, le seau pour la toilette, le seau à déjections au fond duquel repose un étron récemment décédé, et bien sûr, le Guernica.
Je ne vois rien filtrer sous la porte. Parfois, on perçoit, en tout cas je perçois, un rai de lumière qui tente une timide percée. Aujourd’hui, il brille par son absence. Peut-être un ouvrier de la mairie a-t-il commis une gaffe et provoqué un court-circuit qui a privé tout le quartier d’électricité ? Ou alors la junte libératrice a-t-elle décidé un plan d’austérité ? Les explosifs sont assez onéreux, sans parler de l’entretien de tous ces professionnels de la terreur.
Ils pensent que je ne leur poserai aucun problème. Je suis à leur merci. Ils tiennent le flingue par la poignée. Il ne leur reste qu’à appuyer sur la détente.
D’accord. Ils veulent juste m’effrayer avant d’en finir. Leurs menaces ne m’ont pas brisé et ils veulent me le faire payer.
- Voyons, monsieur. Il faut prendre certaines précautions.
- Je vous entends bien, monsieur le commissaire, mais, dites-moi une chose : regarder tous les matins par la fenêtre pour m’assurer que personne ne me surveille, passer un miroir sous ma voiture avant d’y monter, prier avant de démarrer, ne laisser aucune fenêtre ou porte dans le dos les empêchera-t-il de me tuer au bout du compte ?
- Il s’agit de minimiser le risque.
- Mais le risque zéro n’existe pas, nous le savons tous les deux…
- …
- Aussi, si vous n’y voyez aucun inconvénient, je continuerai comme si de rien n’était. Il est hors de question d’inquiéter ma compagne. Elle est enceinte.
Comment est-elle l’obscurité, là, à l’intérieur ? Le fœtus est aveugle. Il entend, ça oui. Il sent les fluides maternels couler dans ses organes incomplets, les mains de son père qui tentent de communiquer, langage impuissant à cent milles de la musique tendue entre la mère, le fils et l’esprit saint. Mais il ne voit pas. Je suis le fœtus de la mère immaculée. Elle m’expulsera de sa matrice quand ils en donneront l’ordre. Voilà pourquoi tout est sombre.
***
Je sais qu’elle est là. J’entendais encore les battements de son cœur, il y a peu. Machine diabolique de régularité. S’ils m’échappent maintenant c’est parce qu’ils font désormais partie de mon être, parce qu’ils se confondent avec les battements de mon propre cœur, de mon propre corps que je ne sens pratiquement plus.
Il se peut que je souffre du premier contact avec la lumière. Il n’est de plaisir sans souffrance, de prix sans conquête. Ils n’ont pas encore coupé le cordon. Miséricorde de ceux qui nous surveillent. La cécité est un leurre. Si tu ne vois rien au dehors, regarde à l’intérieur. Tu y trouveras la paix que tu cherches sans répit. S’ils ferment la porte, échappe-toi par le chas des rêves. Ils ont ton nez, ta langue, tes oreilles, tes yeux, ton corps entier mais ils n’ont rien s’ils n’ont pas tes rêves.
Ils me font de la peine. Ils ont un nez, une langue, des oreilles, et même des yeux mais ils sont aliénés. Ils ne s’appartiennent plus. La violence et la haine les enferment dans des prisons sans pardon. Je suis plus fort qu’eux.
***
Je dois à nouveau me soulager les sphincters. Si je tenais l’enfant de salaud qui a semé ces océans de choux. Je chie de l’eau avec ce régime spartiate. Ben voyons, voilà que l’appendice caudal s’y met aussi. Il veut siffler tout son soûl. Merde, j’ai manqué la cible. Je sens un ruisseau brûlant s’ouvrir un chemin entre la plante de mon pied droit et le sol.
Pourquoi font-ils tout ça ? Elles doivent être impérieuses ces raisons qui les poussent à me réduire à l’état larvaire. Ferme-la, traître de merde ! Tu n’as pas voix au chapitre. Les pourritures dans ton genre nous les balaierons avant d’ériger la nouvelle Euskal Herria. Bon, je vois qu’il n’y a pas lieu de discuter. Vous êtes illuminés par la raison et je suis aveugle. Bien, je cède, mais s’il vous plaît, rendez-moi la lumière, je n’arriverai pas à m’éclaircir les idées si vous me laissez dans le noir.
***
Assez de cette farce. C’est la troisième fois que vous entrez dans la cellule sans allumer. Je suis fatigué. Vous êtes les plus forts. Je suis un ver infâme qui a exploité la faiblesse du prochain, qui tire les ficelles du grand mécano à son profit et celui de l’envahisseur espagnol. Je confesse. Je vous en prie, cessez de porter ces vêtements noirs qui m’empêchent de vous voir.
***
Cette fois, ça devait être le gros. Le déplacement d’air était plus important. Ils ne parlent pas. Ils ne se laissent pas voir. J’ai tenté de l’agripper pour m’assurer de son existence. Il m’a repoussé. Au moins, j’en ai le cœur net. Ils sont toujours là, même s’ils se dissimulent derrière leur indifférence. Le filtre est si opaque que je ne parviens même pas à voir mes pieds.
Peut-être ai-je trépassé sans m’en rendre compte ? Je ne sens plus qu’illusions et souvenirs. On dit que l’esprit tarde à s’éteindre, qu’il rôde dans les parages de son dernier souffle.
Je les vois, mes parents, les parents de mes parents et une légion d’ancêtres. « Bonjour maman, bonjour papa. Nous nous retrouvons enfin ».
C’est une réunion en grande pompe, comme nous n’en avons jamais connue. Tout le monde est là, sauf les vivants. Ils avaient donc raison. Il existe un monde parallèle où la vie suit son cours. Un cours distinct.
- Je ne vous ai rien apporté. Ils m’ont eu par surprise. Je ne m’attendais pas à ce que cela se passe à ce moment. Je croyais qu’il n’y avait rien derrière le rideau. Je me réjouis de vous voir même si j’aurais préféré le faire en d’autres circonstances.
- …
- Qui est cet homme ? Je ne le reconnais pas.
- C’est le gardien. Nous avons tous un gardien mais ne t’inquiète pas, il est très discret.
- Que sert-on à manger ? J’aimerais tant des langoustines en sauce verte et une mousse au chocolat. Oh oui, une mousse. Ça fait des lunes que je n’ai pas dégusté de dessert. Ils disent que les desserts sont superflus.
- Ici, on ne mange pas plus qu’on ne boit. Ce n’est plus nécessaire.
- Mais alors, que fait-on ?
- On ne fait rien.
- Comment ça, rien ? Mais je ne veux pas ne rien faire. Je ne supporte pas le vide. Je ne veux pas être ici.
- Nous regrettons ce qu’ils t’ont fait, mon fils.
- Si je pouvais, j’empoignerais une mitraillette et j’en ferais des confettis.
- Tu dois leur pardonner. Ton nouvel univers est régi par la loi du pardon. Comprends-moi, mon fils, il ne s’agit pas d’une contrainte mais d’un itinéraire personnel, une étape qu’il convient de franchir pour se défaire des derniers liens avec la haine.
- Comment leur pardonnerais-je ? Regarde ce qu’ils ont fait. Écoute les pleurs de mes femmes, de mes enfants ? Comment leur expliquerais-je que j’ai absous mes assassins ? Je ne suis pas un saint. Je ne l’ai jamais été et ne le serai jamais.
- Ne le fais pas pour eux ! Fais-le pour toi ! Fais-le pour reposer en paix. Fais-le pour que tes enfants se réveillent dans un monde meilleur.
- Tu es devenu croyant ?
- Non, mon fils, je suis devenu mort. J’ai suffisamment appris de mon inexistence pour tirer les conclusions appropriées. Aie confiance en moi. T’ai-je jamais menti ?
- Tu m’en demandes trop. Je ne suis pas prêt.
- Je ne te demande rien. Le pardon est un présent que l’on s’accorde. Ce sera le premier présent de ton baptême. Ici, il n’y a pas de place pour le remords. Ici tout est pardon et commisération. Ils sont sur la mauvaise voie. Ils se laissent tromper par leur rage mais ils devront bientôt déposer les armes et partager la terre. Tu verras que leur repentir leur sera terriblement douloureux. Tu dois les aider et non te laisser aveugler par ta souffrance.
Pardonner, pardonner ! Tant que je hais, je vis. Ça brûle. L’estomac. Tendre la main qu’ils rejettent. Tu dois être fort, Iñaki. Pardonner. Être plus fort.
- Vas-y !
- Papa !? Tu es toujours là ? Je suis donc mort. Je continue de sentir mon corps, quelque chose pour le moins. Le va-et-vient régulier de mes poumons, les coups sourds de mon cœur, la chaleur du sang dans mes veines. Regarde ! Je me lève. Putain, le seau plein d’excréments et je ne sens rien ? Les ectoplasmes peuvent-ils sentir ? Sûrement pas. Mais je peux frapper le mur. Aucun spectre ne peut faire ça. Je suis debout, prêt à l’affrontement.
- Quel affrontement, mon fils ? Reconnais-le, tu ne peux rien contre eux, pas de cette façon. Ils ont des armes. Tu es leur otage. Ils décident. Tu n’arriveras à rien par la force. En revanche, si tu cesses de les maudire ils ne pourront plus rien contre toi. Pardonne-leur et ils deviendront tes prisonniers. Change la perspective. Fixe les règles. C’est la seule manière de les surmonter. Tu comprends ? Il règne ici une force hors du commun qui dépasse nos ambitions. Agenouille-toi ! Tu n’es qu’un chaînon. Ton destin n’est pas le fruit du hasard mais d’un schéma dont le dessein t’échappera tant que tu ne renonceras pas. Tu verras, tu te sentiras soulagé, léger, intouchable. Accepte la défaite comme une offrande.
- C’est impossible… je… je ne peux pas… mais… dis-moi… papa ? Papa !?
- …
- Tu m’entends ?
- …
- Où es-tu ?
***
Tant de sagesse me fera vomir. Il se peut que je leur pardonne. Mais pourquoi, bordel, ne veulent-ils pas allumer ?
***
Je sais, le pardon n’a jamais été mon fort. Tu m’as appris à faire face à l’ennemi, à ne rien céder. Ce fut le prix de ma survie et, à vrai dire, je m’en suis bien sorti, jusqu’à ce qu’ils me jettent dans ce trou. Tu veux que je tourne le dos aux principes sur lesquels j’ai bâti ma vie ? J’entends bien. Je fais face à des circonstances exceptionnelles. Il ne s’agit plus de vivre mais de mourir. Quelle autre issue ? Je dois me préparer.
Combien de condamnés se voient-ils reconnaître le privilège de penser au moment fatal ? Le klaxon de l’autobus qui va renverser la vieille distraite lui autorise à peine un cri de stupeur. Le cancéreux en phase terminale flotte dans un nuage de narcotiques qui lui font confondre le royaume des kaléidoscopes avec la béatitude. Le culturiste forcené ressent une détonation dans la poitrine, rugit et s’effondre sous le regard séduit du miroir. L’héroïque soldat n’a que le temps de poser une main crispée sur son intestin cavaleur, de s’exclamer : « putains de yankees, rouges, noirs, jaunes, vous m’avez eu ! » et de se désagréger dans la fange d’une lointaine jungle avec la vague incertitude qu’il sera décoré. Moi, j’ai tout mon temps. C’est même le seul capital pour lequel mes geôliers ne me demanderont aucun compte.
Assez de plaintes, Iñaki. Dans le fond de ta cellule, tu es un privilégié. Tu peux manger ta mort, pisser ta mort, chier ta mort, marcher avec ta mort, parler à ta mort, dormir sous ta mort, rêver ta mort et même pardonner ta mort.
Je ne pardonne pas. Je demande vengeance. Je vous demande, à vous qui êtes libres, de crier pour qu’ils cessent de me tuer, moi, ceux qui m’ont précédé et qui me suivront. J’implore la mémoire. Indélébile. C’est le seul pardon possible.
∞ ∞ ∞ ∞ ∞
18. UN CHUCHOTEMENT
Un chuchotement. Le frisson que laisse le vent sur la pointe des aiguilles. Le frémissement des nervures au passage de la rosée. Un soupçon de sève, une pincée d’humus gorgé du souffle de la nuit. Un souffle froid, non frais, bientôt chaud, ou pas. C’est l’automne.
« Lève-toi ! On part pour une balade ».
Un murmure lointain, si présent. Le bourdonnement d’un insecte tombé du nid aux premiers éclats paresseux de l’aube. Un éblouissement. Les yeux se noient dans le jour, blafard pourtant. Il n’en peut rien. Il n’y est pour rien. Il se lève, mu par une raison qui le dépasse. Tant d’abandon. Tant de renoncement. Ils clignent, rechignent, s’inclinent, émergent. La clarté retrouvée.
« Descends et marche droit devant ! ».
Le tapis moelleux rebondit sous mes pieds éreintés. Debout. Debout sans autre barrière que l’infini du ciel, qui hésite encore sur le cours à emprunter. Le pin m’érafle les narines. Un pin puissant et obstiné mais avenant. Je tremble. Le froid ? La peur ? La lueur du jour. La peau bleue, verte, jaune. Difficile de retrouver le chemin naturel des couleurs. Tout se fond en une masse indécise. Intensités diverses. L’heure n’est pas aux effusions. L’heure est à l’écoute, à l’éveil. Lent. Serein. Le dernier ?
Doucement. Doucement. Respirer. Ne plus respirer. Sentir l’air pur griller doucement les poumons qui parviennent à peine à le contenir. C’est chaud et glacial à la fois. Mon corps grésille, palpite, grince de douleur et de plaisir. Debout, droit, la tête haute, le regard fixé sur le faîte des arbres.
Où êtes-vous ? Que sentez-vous ? Que pensez-vous ? Que faites-vous ? J’aimerais tant être là, à vos côtés, vous voir, vous entendre, vous respirer, vous toucher, vous prendre, vous vivre.
« Arrête-toi et ne te retourne pas ! ».
Une branche craque. Un rongeur intrigué par l’impertinence de ma présence. J’ai empiété sur ses terres. Trop imposant pour opposer la moindre résistance, la moindre revendication. S’immobiliser, courber l’échine, puis se sauver avant qu’il soit trop tard.
L’instant fatal. Il nous guette en permanence. Repousser son appel. Jour après jour. Nuit après nuit. Surtout la nuit, quand il se grime en antichambre de l’inéluctable. Non, surtout le jour. Il opère surtout de jour. Le jour lui offre bien plus d’occasions de s’exprimer. Un loup pour le loup. Des milliards de loups. Un cycle parfait. Inépuisable. Sans fin. Jusqu’à ce qu’une main vienne l’arrêter.
Un instant de plus. En jouir. Sans retenue. Le suivant viendra. Puis le suivant. Peu importe le dénouement, c’est le pas qui compte. Sans y regarder de trop près. Pas à pas. Un pas de plus. Marcher sans mur qui me rappelle à ma condition. Marcher vers vous que j’espère depuis si longtemps. Vif ou mort, mais marcher.
« C’est fini. Ils ont payé. Tu es libre ».
Il écrase sa cigarette du talon, me tourne le dos. Une porte claque. Un moteur s’éloigne.