2x5 - III. Fast
Otis Barnes
Élise trépigne devant la
porte des toilettes. Elle vient de se faire brûler la politesse par une de ses
camarades de classe. Elle s’est retenue pendant toute la leçon de solfège. Elle
n’en peut plus. Sa vessie va exploser. Elle se calme.
Une trêve ! Courte,
mais ça suffira pour lui permettre de reprendre le cours de sa lecture. Gaspard
s’appuie contre une rangée de porte-manteaux, crochets vicelards qui crèvent si
bien les yeux des bambins. El Negociado del yin y el yang : la
dernière livraison du plus grand écrivain catalan (espagnol ?). Eduardo
Mendoza est sur le point de ranger Rufo Batalla à l’étage des histoires lues.
Le maître reste le maître mais le trajet a été laborieux. Gaspard n’est pas
mécontent d’en finir, même si le maître reste le maître et le restera toujours.
Gaspard est loyal. La loyauté est une vertu cardinale.
« Vas-y Élise,
fonce ! Avant qu’on ne te la pique à nouveau. Bang ! Clic, clac.
Élise disparaît derrière la porte grise et son jour occulté.
Rufo Batalla va encore
croquer une pseudo-innocente sans se décoiffer l’âme. Séducteur à son corps mal
défendant.
Clic, clac. Bang !
Élise ressort du cloaque, la mine déconfite. « Ben qu’est-ce qui
t’arrive ? » Ses yeux s’égarent vers les fûts de son jean.
« Mais t’es trempée ! C’est du pipi ?». Élise se décompose, puis
se reprend. « C’était tellement dégueulasse là-dedans que j’ai pas réussi
à m’asseoir et à un moment c’est parti dans tous les sens ». Gaspard garde
son sang-froid, une fois n’est pas coutume : « Bon, c’est pas grave,
mais tu prends une douche dès qu’on rentre ».
À la voiture, Gaspard improvise une housse
avec des sacs à provisions. Élise s’installe prudemment. Le moteur s’arrache et
les pianos abandonnés dans la chaîne hi-fi reprennent instantanément leur
martèlement méthodique.
Gaspard passe le témoin
à la guimbarde – elle connaît le chemin par cœur – et revient à son auteur
fétiche. Même quand ils broient du mou, Mendoza réussit à nous faire aimer ses
personnages. Rufo Batalla subit, avec désinvolture. Élégance du détachement. Le
maître ne se prend pas au sérieux.
Attention, le carrefour
est vicieux.
2x5
III. Fast. Les pianos cognent. Steve Reich insiste ; la pugnacité des yankees, vendeurs
de savonnettes ou compositeurs consacrés. Tout de même, c’est indigeste ce
truc-là ! Qu’en penserait Mendoza ? Sûr qu’il détournerait l’ouïe.
Honnête le maître, loin des snobismes étroits. Oui, mais, ne faut-il pas être
curieux, s’ouvrir à tout, essayer de tout apprendre, de tout
comprendre ? 2x5 III. Fast, c’est tout de même du lourd !
Gaspard s’efforce de distinguer une variation, une note, une mesure qui sorte
du rang, mais sans perdre le fil, car l’obscurité règne et il aurait vite fait
de renverser une mémé imprudente ou un électrotrottinettiste téméraire.
Le feu passe au rouge.
Reich insiste. « Euh, papa, y a pas un bug là, dans ton CD ? ».
Gaspard ne peut réprimer un rire. « Non, c’est voulu, c’est de la musique
séquentielle ». Élise ne dit mot. Élise consent. Sans se douter que son
père vient d’encombrer son bagage d’une approximation supplémentaire; Reich
fait plutôt dans le minimalisme que dans le séquentiel. Ah !? Euh... oui,
certes... Vous m'en direz tant...
Ils passent sous le
vieux pont classé on ne sait plus par qui ni pourquoi mais c’est vrai qu’il est
vieux. Ils tournent à gauche et glissent lentement entre la voie ferrée et la
rangée de maisonnettes grelottantes. The Four Sections - I. Strings (With Winds and Brass) prend le relais. Ils arrivent enfin. La maison.
- Mais, papa, ça
aussi c’est de la musique essentielle ?
- Séquentielle,
oui, ma chérie.
- C’est tout le temps la
même chose, wech, c’est comme « Blablabla, t’as la pookie ».
Élise descend de la
voiture et file vers la douche.
© Éditions de L’ARBàLETTRES, 2020