La vieille Chéchette

Homère Dallord


« J’ai repris un master en gestion de l’environnement ». Deux tasses de café posées sur le bois patiné, flanquées d’un cadavre de soda au gingembre, s’épanchent sur leur avenir. Une chemise à carreaux bleus et lie de vin, bermuda noir, baskets noires, incline ses boucles débraillées vers un chignon négligé avec soin, une oreille poinçonnée de haut en bas, un pull vert bouteille usé. Sac à dos contre sac à dos. Ils sont au diapason. C’est de bon augure pour la suite.

Un homme s’approche du comptoir, veste démodée d’aviateur, casquette irlandaise élimée à la visière. « Salut, tu veux boire quelque chose ? ». Pas de vouvoiement qui tienne. On est sur le même putain de rafiot, mec. C’est sûr. « Il y a du sucre dans votre limonade gingembre-basilic ? ». « Ouais, j’sais pas trop, t’as qu’à voir ». L’aviateur prendra plutôt une tisane détox, attention aux artères qui se bouchent, au foie qui s’imbibe, monsieur, vous devez vous préserver, vous n’avez plus vingt ans ni trente ni quarante et bientôt, ni cinquante. Il s’installe à la table longue, dans le coin, dos à la seule fenêtre qui n’est pas bardée de bouquins. Le sachet dans la tasse ou dans la théière ? « C’est comme tu veux ». Dans la théière. Pourquoi dit-on théière quand s’y décante une infusion ? Le thé supplante l’infusion. Le thé est dominant, l’infusion dominée, une affaire de genre. S’emmerde-t-il déjà ? Encore, une bonne heure à tuer. Replonger dans les sinuosités intimistes de cet auteur lituanien qu’il promène depuis deux bonnes semaines ou flâner sans but ? Flâner sans but. Les points de vue pittoresques ne manquent pas.

Une chemise criarde, soleil aveuglant, pétales dorés, branchages blancs sur lit bleu roi, agite des mains nerveuses devant une paire de lunettes à pull vert (le vert est à la mode). Il, presque elle, triture un stylo à bille, clic, clic, clic : « c’est un dispositif optoélectronique qui permet l’émission d’une lumière monochromatique », s’excite la chemise d’une voix haut perchée. Les lunettes à pull vert s’esquivent, le menton dans la paume d’une main. Elle n’est pas d’ici, un accent méridional, sans doute espagnol, l’aviateur est trop loin pour pouvoir l’affirmer.

Une dame entre, glisse entre les tables, jette son dévolu sur une bergère défoncée, déplie un ordinateur portable et entreprend ses gammes. Il y a surtout des dames chez La vieille Chéchette. Des dames au comptoir, aux tables, sur les étagères, en vitrine, et même punaisées aux murs : Journée du matrimoine. 8 mars, toutes en grève! Pas de violeurs dans nos quartiers. Pas de quartier pour les violeurs. Elles sont solidaires, les dames, soudées, complices contre les injustices, celles dont elles souffrent et les autres. Menacé•e d’expulsion? Organisons-nous! Abolish Frontex. End Progress. Coucou puissant : Festival réunissant des habitats collectifs et centres sociaux culturels autogérés en squat ou en occupation conventionnée en lutte. Il y en a partout, même dans les toilettes, surtout dans les toilettes.

L’aviateur regagne son belvédère. Les voix feutrées glissent sous la ligne de flottaison. Réserve, humilité, détermination. Lhassa chante le désert. Elle nous a quittés si vite. Tiens, un autre homme égaré ! « Il paraît que vous avez de la limonade au gingembre ». « Oui ». « Je vous en prends une ». Il paie. Il part. L’aviateur se rend à l’évidence. « Je vais me laisser tenter par votre limonade au gingembre ». Tant pis pour le sucre.

Un chignon négligé avec soin (les chignons négligés avec soin sont à la mode) sur des boucles d’oreille en forme de croissant de lune et un pull vert bouteille (le bouteille est à la mode) caresse la tignasse d’un mouflet triomphant. « Dis donc, un x sur une lettre compte triple, ça fait beaucoup de points ! ». Sa voisine, bourgeoise bohème sans fard, ajuste le score sur un calepin couverture cuir, sourire en coin. Des liens invisibles se tendent entre les tables dépareillées. La douceur ouatée des âmes au ralenti abat le rempart vermoulu. L’aviateur s’imprègne de la sève tranquille. Ici, on prend le temps de ne pas se presser. Ici, on écoute sans tricher. C’est pour ça qu’il revient.

La chemise criarde et les lunettes sans doute ibères rentrent après une pause clope à la terrasse balayée par le vent froid d’un printemps paresseux. La chemise remonte en chaire : « non, ça, c’est la cornée, elle protège l’œil, le cercle noir, là, c’est la pupille, elle joue le même rôle que l’obturateur d’un appareil photo ». L’aviateur sourit. Leurs destins s’esquissent, le sien s’éclipse. Leurs chemins se dessinent, le sien s’efface. Demain, ils étreindront les rênes du monde, celles que leur laisseront les rois et leurs laquais, demain, il ne sera plus. Demain viendra assez vite. Demain peut patienter ; le cours de chant est fini, sa fille va sortir d’un instant à l’autre. Il ne faudrait pas qu’elle l’attende.

© Éditions de L’ARBàLETTRES, 2023


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