Volte-face n°1

Laure De Man 


Une volte-face se lit comme un feuillet recto-verso, sans qu'une face ne l'emporte sur l'autre, comme deux chemins qui partent d'un même point, divergent, et s'opposent parfois, avant de se retrouver, à la chute.



AU RECTO

Salut, je viens juste de te rencontrer. Pourtant, tu m’ennuies déjà. Ne le prends pas pour toi, nombreux sont ceux qui m’ennuient. Ce n’est qu’un de plus… Un de plus. Un échec de plus. En fait, si ! Prends-le pour toi ! J’en ai assez ! Assez gens aussi vides de sens qu’ils sont pleins d’eux-mêmes, de leur propre image, de leurs propres histoires, comme si leurs petites histoires minables pouvaient m’intéresser. Comme le disait si bien Oscar Wilde : « Les tragédies des autres sont d’une banalité désespérante ». Alors que ma tragédie, ma petite tragédie pathétique et personnelle, celle qui se joue ici et maintenant, celle où je rencontre quelqu'un qui m’ennuie, elle m’obnubile, elle m’envahit, elle me dévore et je ne t’écoute plus depuis un bon moment quand tu me demandes soudain :

   -   Ça va ?
   -   Oui, oui… ça va.


AU VERSO

Salut, je viens juste de te rencontrer. En fait, non, nous avons déjà été introduits par cet ami commun. Il n’est pas là ce soir. Alors, je t’ai d’abord regardé de loin. Tu as un sourire… Un sourire. Nous échangeons quelques mots. La soirée avance, les convives sortent fumer, se déplacent et s’en vont… Depuis que je suis assise à côté de toi, nous parlons à mi-voix, sur ce ton confidentiel qui exclut le reste de la tablée. Tu poses beaucoup de questions, mais je refuse de glisser dans le plaisir facile de m’écouter parler. J’ai davantage envie de t’entendre. Emplie de ce succès, cette victoire, cette soirée si plaisante, je me sens légère, sans véritable cause… si ce n’est cette toute petite joie, celle de t’avoir rencontré. Je t’écoute, ravie, et après un long regard silencieux, tu me demandes un peu surpris :

   -   Ça va ?
   -   Oui, oui… ça va.


© Laure De Man, 2018 et les Éditions de L’ARBàLETTRES, 2020

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