Volte-face n°2
Laure De Man (2018)
Une volte-face se lit comme un feuillet recto-verso, sans qu'une face ne l'emporte sur l'autre, comme deux chemins qui partent d'un même point, divergent, et s'opposent parfois, avant de se retrouver, à la chute.
AU RECTO
Ces soirées-là
me pèsent. Ces soirées qui ont tout et ne me sont rien.
-
Salut, ça va ? Bonne musique, pas vrai ?
Une embrassade
plus tard, il s’est fondu dans la foule et sa voix résonne étrangement dans ma
tête comme un vide intérieur. Au dehors, l’air explose, les verres
s’entrechoquent, les rires fusent, les corps ondulent car, c’est vrai, la
musique est bonne. C’est vrai, la bière est fraîche. C’est vrai, l’ambiance est
électrique. Je sens que cela ne tient à rien, rien qu’à ce fragile plafond de
verre qui m’isole pourtant ce soir. Le désir d’un contact tangible se fait
lancinant alors que toute amorce paraît insurmontable. Debout, dans un cercle
joyeux, je me sens raide.
- Je
te ressers ?
La tentation
est grande et la bouteille s’incline déjà.
Non… Non, je vais rentrer.
AU VERSO
Ces soirées-là
m’enchantent. Ces soirées qui m’emportent dans un tourbillon exalté.
-
Salut, ça va ? Bonne musique, pas vrai ?
Je virevolte de
l’un à l’autre, dans la masse des fêtards, et ma voix, plus forte et assurée
qu’à l’accoutumée, ne me gêne pas. Elle s’harmonise à l’heure tardive, aux
chants avinés, aux basses obsédantes qui m’ont fait bondir plusieurs fois vers
la piste de danse, car, c’est vrai, la musique est bonne. C’est vrai, la bière
est fraîche. C’est vrai, l’ambiance est électrique. Je sais que cela ne tient à
rien, je le sais si bien que je crains à tout instant que cela s’arrête. C’est
un paradoxe pénible. Emprunté et mal à l’aise, le tunnel est sans fin. Alors
qu’heureux et naturel, on guette l’embûche.
- Je
te ressers ?
La tentation
est grande, mais l’aube pointe déjà près de l’horizon.
Non… Non, je
devrais rentrer.
© Laure De Man, 2018 et les Éditions de L’ARBàLETTRES, 2020