Le meilleur des mondes
Aldous Huxley, 1932
EXTRAIT 1
« Simplement pour vous donner une idée d’ensemble », leur expliquait-il. Car il fallait, bien entendu, qu’ils eussent un semblant d’idée d’ensemble, si l’on voulait qu’ils fissent leur travail intelligemment, – et cependant qu’ils en eussent le moins possible, si l’on voulait qu’ils fussent plus tard des membres convenables et heureux de la société. Car les détails, comme chacun le sait, conduisent à la vertu et au bonheur ; les généralités sont, au point de vue intellectuel, des maux inévitables. Ce ne sont pas les philosophes, mais bien ceux qui s’adonnent au bois découpé et aux collections de timbres, qui constituent l’armature de la société.
EXTRAIT 2
Et c'est là, dit sentencieusement le Directeur en guise de contribution à cet exposé, qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper.
EXTRAIT 3
Chaque fois qu'il se retrouvait à dévisager un Delta, à hauteur de ses yeux, au lieu de baisser le regard, il se sentait humilié. Cet être-là le traiterait-il avec le respect dû à sa caste ? Cette question l'obsédait. Et non sans raison. Car les Gammas, les Deltas, et les Epsilons ont été jusqu'à un certain point conditionnés de façon à associer la masse corporelle avec la supériorité sociale. Certes, un léger préjugé hypnopédique en faveur de la taille était universel. D'où le rire des femmes à qui il faisait des propositions ; les tours que lui jouaient ses égaux parmi les homes. Sous l'effet de la raillerie, il se sentait un paria, et se sentant un paria, il se conduisait comme tel, ce qui fortifiait le préjugé contre lui et intensifiait le mépris et l'hostilité qu'éveillaient ses défauts physiques. Chose qui, à son tour, accroissait le sentiment qu'il éprouvait d'être étranger et solitaire.
© Editions Plon, collection Presses Pocket, extrait 1, page 22, extrait 2, page 34 et extrait 3, pages 84-85