Les gens de Dublin

James Joyce, 1914


EXTRAIT 1
Mais loin de l'influence restrictive de l'école j'avais de nouveau appétit de ces sensations intenses, j'aspirais à l'affranchissement, que seules semblaient m'offrir ces histoires de révolte, et les jeux guerriers du soir devinrent aussi monotones que la routine de l'école du matin, je désirais tellement que des aventures réelles m'arrivassent. Mais les vraies aventures, me disais-je, n'arrivent pas à ceux qui restent à la maison ; il faut les chercher au-dehors. 

Il pensa comment celle qui reposait à ses côtés avait scellé dans son cœur depuis tant d'années l'image des yeux de son ami, alors qu'il lui avait dit qu'il ne voulait plus vivre.


EXTRAIT 2
Des larmes de générosité lui montèrent aux yeux. Il n'avait jamais rien ressenti d'analogue à l'égard d'aucune femme, mais il savait qu'un sentiment pareil ne pouvait être autre chose que de l'amour.

Des larmes coulèrent de ses yeux, et dans la pénombre il crut voir la forme d'un jeune homme debout sous un arbre, lourd de pluie. D'autres formes l'environnaient. L'âme de Gabriel était proche des régions où séjourne l'immense multitude des morts. Il avait conscience, sans arriver à les comprendre, de leur existence falote, tremblotante. Sa propre identité allait s'effaçant en un monde gris, impalpable : le monde solide que ces morts eux-mêmes avaient jadis érigé, où ils avaient vécu, se dissolvait, se réduisait à néant. 

© Editions Plon, collection Presses Pocket, extrait 1 :  « Une rencontre », p. 58 ; extrait 2 : « Les morts », p. 433

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